La pression sur la population la plus faible est énorme. Les travailleurs sociaux n’en parlent qu’en sourdine, mais tout dépendra de l’issue des discussions entre les partenaires de la tripartite où sont discutées les mesures à prendre pour endiguer la crise. Depuis quelques années déjà, le gouvernement considère la sélectivité des mesures sociales comme une avancée dans ce domaine, qui a officiellement pour but de mieux cibler l’aide et d’éviter la « politique de l’arrosoir ».
C’est ainsi que les allocations familiales ont été désindexées pour de bon, que le bonus pour enfants a été introduit, que les chèques-service ont été inventés – ils devraient aboutir à terme vers une prise en charge gratuite des enfants –, que la loi sur l’aide sociale a été votée fin 2009. Sa mise en musique est annoncée pour janvier 2011. Or, certains travailleurs sociaux craignent que le transfert de la prise en charge sociale de l’État central vers les offices sociaux communaux ne se traduise par une aggravation de la situation, car les caisses communales une fois dégarnies par le contrecoup de la crise, les conditions d’obtention de l’aide pourraient devenir bien plus sévères que jusqu’à présent.
La réforme de l’Administration de l’emploi n’est pas des plus rapides et la situation désastreuse de la Caisse nationale des prestations familiales (CNPF) ne témoigne pas vraiment d’une réelle prise de conscience de l’urgence de la situation. Au contraire, en 2009, des 25 postes que le gouvernement avait promis de pourvoir, seuls quatre ont été créés. Les autres 18 sont rayés de la liste à cause de la crise. Maintenant, les discussions tournent plutôt autour des prestations fournies et la tentation est grande de les distiller et les comprimer pour limiter les dossiers au minimum. Une idée est de regrouper par exemple les allocations de naissance, une autre est de réduire les allocations familiales des étudiants pour les transformer en un soutien financier en primes et bourses d’études. La création d’un guichet social unique et le personnel des offices sociaux seront aussi priés de prendre la main. Actuellement, la CNPF s’occupe de 141 000 familles avec 260 000 enfants. Elle gère un budget de quelque 1,2 milliard d’euros, un huitième du budget de l’État, ce qui amplifie évidemment les tentations de rogner cet imposant budget. Surtout qu’une partie non négligeable est transférée à l’étranger.
Karin Manderschied, la présidente du réseau européen des associations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (EAPN) espère que la sélectivité de la politique sociale signifiera autre chose que la suppression de l’index ou l’augmentation d’impôts : « L’annonce du gouvernement peut être positive s’il décide de cibler les prestations et les allocations sur les besoins réels des bénéficiaires. L’adaptation d’instruments comme le revenu minimum garanti ou la construction de logements abordables pour éviter le risque de pauvreté peuvent avoir des retombées bénéfiques. »
Or, la perception du problème varie énormément. Ce décalage s’est montré particulièrement flagrant lors d’une conférence de presse houleuse mercredi au ministère de la Famille. Le but était de communiquer à la presse les doléances des personnes défavorisées telles qu’elles ont été exprimées lors de rencontres participatives avec les professionnels du secteur social. Pour cela, un mini-sondage avait été effectué auquel 38 personnes – 24 adultes et quatorze enfants – avaient accepté de coopérer avec l’aide d’experts. Les revendications portaient sur l’accès à l’emploi, le logement, le montant des revenus disponibles et l’accès à la santé – sur ce point, le ministre de la Santé, Mars Di Bartolomeo vient d’ailleurs d’annoncer l’introduction du tiers payant social.
Cependant, les résultats et les revendications formulés lors des rencontres participatives ont été démontés point par point par la représentante du ministère de la Famille, Brigitte Weinandy, première conseillère de gouvernement auprès du service national d’action sociale. Celle-ci s’efforça de répéter que le Luxembourg se trouvait en tête du peloton des pays européens en matière d’aide sociale et que les instruments existants étaient adaptés et suffisants pour pallier les risques de pauvreté. Elle n’avait pas assisté aux réunions avec les personnes concernées et donnait l’impression d’être quelque peu déconnectée des réalités du terrain. Or, c’est au ministère que les décisions sont prises, qu’elles soient adaptées aux besoins ou pas. Et la démonstration de l’écart de vue et du rapport de force entre décideurs et exécutants en fut d’autant plus frappante.
C’est peut-être cette vue du haut de la tour d’ivoire qui est à l’origine de la langue de bois qu’on peut par exemple trouver dans le programme national relatif à l’année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, sous « engagement et action concrète » : « Si le principe d’engagement concret sous-tend toutes les actions du présent programme, les deux initiatives liées à la thématique du Poverty Impact Assessment et prévues à l’initiative du ministère coordinateur de la stratégie d’inclusion, témoignent de l’intention ferme de renforcer la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale avec le concours de toutes les politiques publiques et en ligne avec les objectifs communs en la matière. En donnant aux parties prenantes l’occasion de découvrir un processus qui, dans un autre État membre, a contribué à renforcer de manière significative l’action politique face au défi que représente le caractère multidimensionnel de la pauvreté et de l’exclusion, l’événement précité constitue un premier pas en direction de l’intégration horizontale de la dimension sociale. » Du très concret, donc.
Le mini-sondage de l’EAPN n’exprime, selon Brigitte Weinandy, qu’un sentiment « subjectif » de la réalité que les personnes interrogées vivaient au quotidien. Or, il s’agit de chiffres, de dépenses réelles et les présentateurs de ce sondage n’ont pas caché que cette étude n’était ni représentative, ni scientifique. Mais il vaut quand même la peine d’y jeter un coup d’œil. Le revenu moyen des personnes sondées était de 931 euros par mois – entre 1 133 euros maximum et 450 euros minimum. Le budget prévu pour la nourriture est de six euros en moyenne par jour (le minimum a été un euro par repas, le maximum était de 4,5 euros). Une alimentation saine et équilibrée nécessite un autre budget – sept ménages sur 17 n’ont pas les moyens d’acheter de la viande ou du poisson tous les deux jours. La part réservée au logement est de 778 euros en moyenne (le maximum a été atteint avec un loyer de 1 300 euros par mois pour une famille monoparentale avec trois enfants). Les dépenses en matière de santé ont été de 44,66 euros par personne au mois de février. Dix ménages sur 17 n’ont rien dépensé pour des activités de loisir (cinq n’ont pas les moyens d’inviter des amis à la maison), douze n’ont pas eu de frais de formation, six ont affirmé ne pas avoir pu régler toutes les factures, six ont des dettes et ont des difficultés à les rembourser.
Même si ce sondage ne correspond pas aux critères de rigueur scientifiques, les grandes tendances sont corroborées par ce qu’observent les professionnels du secteur social sur le terrain. « La gêne de montrer que l’on est pauvre pousse les gens à rogner sur le budget qui est le moins visible pour l’extérieur : la nourriture, » note Caroline Ludwig de l’EAPN. Cette situation touche le plus souvent les familles monoparentales, les mères célibataires en particulier. Selon les chiffres du Statec, 44 pour cent de ces ménages disposaient d’un revenu inférieur au seuil de pauvreté en 2008. « Ce taux de pauvreté est très supérieur à ce qu’on observe pour les autres types de ménages », écrit-il dans son bulletin du 4 mars. Le Ceps, le Centre d’études de populations, de pauvreté et de politiques socio-économiques a aussi consacré une enquête au portrait des familles monoparentales en 2006 et note qu’elles sont logées dans des conditions moins favorables : Un peu plus de la moitié des familles monoparentales (55 pour cent) appartiennent aux niveaux de vie les plus modestes – c’est-à-dire disposent d’un niveau de vie inférieur à 20 700 euros/an – alors que l’on compte une famille biparentale sur cinq (21 pour cent) dans ce cas. » Les mères de familles monoparentales consacrent moins de temps aux contacts avec la famille parce qu’elles sont moins disponibles – le cumul des tâches : travail, éducation et corvées ménagères ne laissent pas le temps pour les contacts et les loisirs. En outre, elles sont moins nombreuses à pouvoir compter sur un coup de main de la part de leur entourage. Dans une autre enquête sur les logements surpeuplés au Luxembourg, le Ceps écrit en 2007 que « la proportion des individus vivant dans une famille monoparentale en situation de surpeuplement est de vingt pour cent alors que cette proportion parmi les individus faisant partie de ménages composés de deux adultes avec enfants est de sept pour cent. »
Une grande partie des budgets sont consacrés au logement. Cependant, la vie est plus dure pour les locataires, note le Ceps dans les conclusions d’une enquête parue en 2007 sur la question « Difficile de joindre les deux bouts ? » Plus de la moitié des ménages aux niveaux de vie les plus bas sont des locataires. Des retards de paiement des loyers, des factures de gaz, chauffage et eau en sont souvent la conséquence. 81 pour cent d’entre eux n’ont pas les ressources financières suffisantes pour faire face à des dépenses imprévues.
La situation tendue sur le marché du logement continue même avec la crise. L’Agence immobilière sociale (AIS) tente depuis l’année dernière de répondre aux situations les plus urgentes en mettant à disposition des logements adaptés aux personnes à revenus modestes. Et ça a l’air de marcher. Elle dispose d’une cinquantaine de logements et a répertorié 380 demandes de location. 65 personnes dont 36 enfants ont trouvé de quoi se loger, 55 propriétaires se sont déclarés prêts à louer leur bien via l’AIS – ce sont surtout des personnes âgées en maison de retraite. Les propriétaires se sont engagés à demander un loyer modéré et à ne pas exiger de garantie locative de trois mois. Pour cela, ils ont l’assurance que leur bien immobilier est entretenu et que le paiement régulier du loyer est assuré. Le locataire paie un montant qui ne va pas au-delà du tiers de son revenu, la différence est financée par l’État.
Un autre instrument important de la lutte contre l’exclusion sociale est le RMG, le revenu minimum garanti. Or, certaines personnes en sont toujours exclues, car les critères sont trop restrictifs, estiment les membres de l’EAPN. C’est toujours le cas pour les personnes en co-location dont le revenu est cumulé avec celui des autres locataires, même s’ils n’ont aucun lien avec ces personnes. « Les moins de 25 ans en situation de besoin ne peuvent pas prétendre au RMG et la loi sur le domicile de secours n’offre pas de garanties suffisantes en matière de remplacement de revenus », écrit d’ailleurs aussi la Comité européen des Droits sociaux du Conseil de l’Europe dans ses conclusions remises en janvier. C’est une des raisons pour lesquelles il estime que la situation du Luxembourg n’est pas conforme sur certains points avec la Charte sociale européenne.
Le contact avec les réalités du terrain et le feedback montrent bien quels sont les instruments qui ont un effet et ceux qui sont inadaptés, même si les intentions étaient les bonnes. En attendant, il faudra s’armer de patience pour savoir ce que le gouvernement entend définitivement par politique sociale sélective.