Dans certains pays développés existe aujourd’hui le sentiment que « l’ascenseur social » est en panne, ou du moins qu’il fonctionne de plus en plus mal, faisant même craindre la paupérisation d’une partie croissante de la population : le journaliste français Denis Clerc, auteur d’un travail remarqué sur ce thème, relève que « la pauvreté s’est rapprochée, parce qu’elle menace désormais des familles comme tout le monde ».
Une étude récente de l’OCDE, intitulée Mobilité sociale intergénérationnelle : une affaire de famille ? montre d’ailleurs que la situation dénoncée dès 1964 par le sociologue Pierre Bourdieu dans son célèbre livre Les héritiers, perdure aujourd’hui. Le Luxembourg y est même, à l’instar de plusieurs pays d’Europe du Sud, qualifié de « pays immobile », ce qui constituerait selon les auteurs un frein à la productivité et à la croissance économique.
Pour gravir d’une génération à l’autre les degrés de l’échelle sociale, plusieurs facteurs doivent être réunis : qualités individuelles, milieu familial et social, réseaux et comportement. Mais la politique d’éducation et la fiscalité peuvent également aider les individus à obtenir un statut social plus élevé que leurs parents et corriger les inégalités des chances.
Au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Italie et en France les pères à rémunération élevée transmettent à leurs fils plus de quarante pour cent de leur « avantage économique ». Dans les pays nordiques, en Australie et au Canada, c’est moins de vingt pour cent, l’Allemagne et l’Espagne occupant une position intermédiaire avec 32 pour cent. Le principal facteur explicatif est le niveau d’études atteint, notamment le fait d’avoir suivi des études supérieures, mais il joue différemment selon les pays. C’est en effet en Europe du Sud, mais aussi au Benelux et au Royaume-Uni que le lien est le plus élevé : dans ces pays, un homme dont le père a fait des études supérieures bénéficie d’un avantage salarial d’au moins vingt pour cent par rapport à celui dont le père a un niveau de fin d’études secondaires, et de plus de 35 pour cent quand le père a un niveau de début de secondaire. Ces taux sont beaucoup plus faibles dans les pays nordiques, et, curieusement, en France.
Le facteur culturel, c’est-à-dire l’appartenance à une famille dont le niveau d’instruction est élevé, est donc prédominant, comme le supposait Pierre Bourdieu : le Luxembourg est un des pays où la persistance, d’une génération à l’autre, des résultats scolaires dans le secondaire et de l’accès à l’enseignement supérieur est la plus forte. Pour les résultats au lycée, ce lien existe aussi en France, aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans les autres pays du Benelux. Pour l’accès à l’Université, il est également élevé en Europe du sud (Italie, Grèce et Espagne).
Dans certains pays (Allemagne, Pays-Bas, Belgique) l’environnement scolaire (qualité de l’établissement fréquenté) intervient fortement dans la « reproduction des élites ». Au final, les enfants dont les parents ont un bon niveau de formation ont généralement eux-mêmes un niveau d’instruction élevé et ont moins de difficultés à trouver un emploi bien rémunéré. En revanche, tout se ligue contre les enfants qui ne bénéficient pas de ce cercle vertueux.
L’étude va dans le sens de Denis Clerc, déjà cité, pour qui « spontanément, le marché n’agit pas contre les inégalités sociales. Voilà pourquoi des politiques publiques adaptées sont nécessaires. » Elle confirme les résultats des travaux ayant montré que le volume des ressources a finalement moins d’importance que la capacité à les allouer efficacement et à définir des priorités.
Deux mesures-clés ont une dimension financière évidente. L’OCDE pense ainsi que pour améliorer la qualité de l’enseignement, il est crucial de mieux motiver les enseignants, en revalorisant leurs salaires et en développant la rémunération au mérite. D’autre part, le renforcement des bourses et des prêts est nécessaire pour faciliter l’accès de certains étudiants à l’enseignement supérieur.
D’autres mesures ont un coût plus réduit. Les investissements éducatifs devraient être mieux répartis, avec une priorité accordée à la petite enfance, l’accueil et l’éducation des très jeunes enfants ayant un effet déterminant sur leurs chances de réussite dans la suite du parcours scolaire. Une autre possibilité consiste à encourager une plus grande mixité sociale en classe, l’inscription d’enfants de catégories défavorisées dans les meilleurs établissements n’ayant pas, statistiquement, d’incidence négative sur le niveau général.
L’OCDE insiste surtout sur la nécessité de reculer le moment où s’effectue l’orientation des élèves et leur regroupement par niveau d’aptitudes, car cela compromet la mobilité sociale. En les repoussant jusqu’à l’âge de seize ans au lieu de dix comme c’est le cas actuellement dans certains pays, on pourrait réduire d’au moins deux tiers l’incidence de l’environnement scolaire sur les résultats des élèves.
Ayant par ailleurs constaté que la mobilité sociale d’une génération à l’autre est généralement meilleure dans les sociétés égalitaires, l’organisation internationale considère que des politiques fiscales redistributives, avec un impôt fortement progressif et des aides financières accordées aux familles défavorisées, peuvent atténuer les handicaps associés à un milieu modeste ou peu instruit et favoriser l’accès à l’éducation. C’est ce qui explique que la France, dont le système scolaire est réputé élitiste, mais où la politique de redistribution est ancienne et importante, figure en bonne place dans le classement de la mobilité sociale.
L’étude de l’OCDE remet en cause un certain nombre d’idées reçues, en soulignant par exemple les effets pervers d’une orientation précoce. On remarque aussi qu’elle ne se rallie pas aux politiques de « quotas » envisagées dans certains pays. Elle ne mésestime pas non plus les inconvénients pour la croissance des mesures redistributives qu’elle préconise. Mais certaines de ses recommandations, notamment concernant la manière d’instaurer une plus grande mixité sociale dans l’éducation, laissent perplexes.