Elles étaient 35, les familles à recevoir des paquets hebdomadaires de la Banque alimentaire, lorsque Marc Crochet a pris la présidence de cette petite asbl de bénévoles qui collectent des denrées alimentaires pour les redistribuer gratuitement. Aujourd’hui, deux ans plus tard, l’association prépare entre 150 et 160 rations par semaine. Les colis sont mis à disposition d’autres ONG et des services sociaux des communes, qui les dispatchent aux bénéficiaires, des demandeurs d’aide qui ne disposent plus de budgets suffisants pour s’acheter à manger. Mais le système a ses limites, car il dépend des bénévoles qui collectent, des donateurs, la volumétrie ainsi maîtrisable est limitée, les denrées collectées pas forcément variées, et les bénéficiaires ne peuvent pas choisir ce qu’ils vont recevoir.
C’est néanmoins en constatant à la fois l’augmentation de la demande et les limites de cette aide que Marc Crochet, par ailleurs aussi directeur des opérations à la Croix-Rouge Luxembourg, a commencé à réfléchir à un concept d’« épicerie sociale » à la française. Où donc les clients regagneraient une part importante de dignité en participant financièrement à l’achat des produits de première nécessité, et seraient en même temps encadrés sur le plan humain et social. Parallèlement, les dirigeants de Caritas, forts des statistiques récemment collectées sur la pauvreté au Luxembourg – en 2008, le taux de risque de pauvreté était de plus de treize pour cent, soit 65 000 personnes ; ce risque concernant avant tout les enfants, les familles monoparentales et les familles nombreuses –, avaient commencé à réfléchir à une transposition du concept de leurs confrères suisses des Caritas-Märkte.
Afin d’éviter les doublons et de se faire concurrence, afin aussi de pouvoir négocier de manière concertée avec les fournisseurs et les partenaires publics (communes, ministère de la Famille), les deux porteurs de projet se sont donc réunis dans l’asbl d’Spëndchen, co-fondée avec Aarbechtshëllef (association d’insertion sociale par le travail, qui fournit la main d’œuvre ici). Les deux premières de ces épiceries sociales viennent d’ouvrir, la première rue Dicks à Esch en novembre, la deuxième la semaine dernière grand-rue à Differdange.
Lorsque Felipe dos Santos, gérant de l’épicerie à Differdange (instaurée par la Croix Rouge), reçut des légumes frais lundi, il rappela cette cliente qui lui avait raconté sa situation difficile – mère de famille, elle venait de perdre son emploi, tomba malade et n’avait plus, depuis des semaines, de quoi acheter des légumes pour ses enfants. Elle revint immédiatement s’approvisionner. Pour lui, l’épicerie est plus qu’un point de vente de produits de base à des prix abordables pour les plus démunis, mais un véritable service social de proximité. Depuis l’ouverture de cette petite épicerie, en grandes pompes, en présence de la ministre de la Famille Marie-Josée Jacobs (CSV), du maire Claude Meisch (DP) et même de l’archevêque Fernand Franck, il y a eu beaucoup de visiteurs dans l’échoppe – mais peu de clients. Les intéressés viennent se renseigner sur le mode de fonctionnement ou l’offre, d’autres s’inquiètent du qu’en-dira-t-on si on les y voyait ; d’autres encore passent devant en insultant ces « profiteurs » qui feraient leurs courses aux frais du contribuable...
Mais Felipe dos Santos reste cool, aimable, même compréhensif. En une semaine, il a enregistré quatre clients réguliers. À Esch, en presque un mois, la liste des clients possédant une carte d’accès compte une quarantaine de noms. À moyen terme, les exploitants tablent sur une clientèle fixe d’une centaine de personnes par point de vente. « Ce qui est sûr, c’est que nous n’allons véritablement atteindre le pic des conséquences de la crise que d’ici un ou deux ans, » estime pour sa part Philippe Streff, secrétaire général de Caritas.
Les clients des épiceries sociales doivent impérativement disposer d’une carte d’accès, qui leur est accordée sur avis des offices et services sociaux de leur commune, après avoir déterminé le « reste à vivre » – soit le revenu moins les charges comme le logement, les frais, les prêts éventuels. Il ne s’agit donc pas exclusivement de demandeurs d’emploi ou de bénéficiaires du RMG, mais cela peut concerner une famille avec un revenu de 3 000 euros surendettée, qui, après déduction des frais, n’a plus les quelques centaines d’euros nécessaires pour vivre. La carte est accordée pour six mois, avec un budget maximal déterminé d’avance.
L’achalandage des épiceries se fait par la centrale de la Spëndchen, les produits ont été déterminés avec l’aide d’une diététicienne afin qu’ils représentent un panier de la ménagère assez complet, avec des produits variés et équilibrés. Un des buts sociaux parallèles étant de réapprendre à manger de façon plus saine, d’où un espace cuisine prévu à Differdange, des cours de cuisine y seront offerts dès l’année prochaine. Les produits coûtent en moyenne un tiers de leur prix d’achat.
En ce moment, Caritas et Croix-Rouge cherchent des financiers pour assurer les deux autres tiers (participation des fournisseurs, « partenaires produit » sur l’année, donateurs...), n’encaissent aucune marge et reprennent à leur charge les frais de personnel (une personne étant financée par le ministère de la Famille, beaucoup de bénévoles travaillent gratuitement), voire de loyer (à Differdange, la commune participe en payant le loyer). Les projections les plus optimistes tablent sur un déficit de quelque 60 000 euros par point de vente et par an.
« La participation aux frais est un facteur très important de ces épiceries, souligne Philippe Streff. Elle responsabilise les bénéficiaires, elle leur rend une part de dignité et elle contribue à éviter les abus. » Parmi les quelque 80 références de produits actuellement disponibles, on ne trouvera par exemple ni cigarettes, ni alcool, mais toute une gamme de produits d’hygiène, aussi bien de ménage que personnelle. « Ce sont d’ailleurs les premiers qui partent, » affirme Yves Schmit de Caritas, qui constate souvent que l’hygiène personnelle pâtit en premier de la précarisation. « Nous voulons créer tout un concept de réinsertion autour de l’épicerie, cet aspect en fait partie. » À moyen terme, il est par exemple également prévu que des Kulturpass ou des tickets de cinéma y soient disponibles pour les clients afin d’offrir des instants de détente dans un quotidien souvent dur. Actuellement, on trouve aussi des sachets de Saint Nicolas à Differdange, ainsi que des Stollen, récupérés du fournisseur qui a constaté qu’il ne pouvait plus les écouler tous jusqu’à Noël, le côté « petit plaisir » étant essentiel pour tout le monde.
Aussi bien Caritas que la Croix-Rouge insistent sur l’importance d’une offre de qualité, avec des produits qui ne soient ni périmés, ni avariés, les clients ne devant en aucun cas avoir le sentiment d’être traités comme des citoyens de deuxième classe. Les stocks proviennent en partie de supermarchés qui soit achètent pour d’Spëndchen, pouvant négocier de bons prix, soit leur mettent à disposition des surplus qu’ils constatent dans leurs propres réserves. Plusieurs producteurs luxembourgeois – de pâtes, de farine, de moutarde... – ont déjà été prêts à leur offrir des produits dont par exemple l’emballage a un petit défaut esthétique.
À terme, il faudrait ouvrir entre dix et quinze de ces épiceries sociales à travers le pays, selon les projets de Caritas ; Grevenmacher et la Nordstad pourraient être les prochaines destinations. Même si elles ont négocié des standards pour leurs épiceries sociales avec le ministère de la Famille, ayant à l’arrivée obtenu un agrément pour ce nouveau marché de services sociaux, les deux organisations insistent vis-à-vis du Land qu’elle n’ont pas d’ambitions monopolistiques sur l’aide alimentaire.
Car la Ville de Luxembourg, par exemple, dont les services sociaux sont demandeurs d’une telle offre, a opté pour un autre concept, inspiré des Tafel allemandes : elle collaborera avec une nouvelle association, appelée Cent Buttek et fondée en début d’année par une poignée de bénévoles à Bettembourg, et dont l’objet est « la collecte, le stockage et la redistribution de denrées alimentaires aux plus démunis ». La cheville ouvrière en est son président Pierre Moos, boulanger retraité, qui fait depuis plusieurs années tous les samedis la collecte de pains de la veille pour les redistribuer aux associations d’aide aux précarisés, comme d’Stëmm vun der Strooss ou la Vollekskichen. L’idée du Cent Buttek est de développer ce concept à d’autres produits, qui seraient alors distribués « pour un euro symbolique » comme on précise à la Ville de Luxembourg, aux demandeurs d’aide. Un local à Beggen est actuellement en cours de réfection et pourrait être mis en service en mars.
Si, visiblement, le bénévolat enthousiaste des fondateurs de cette initiative et leur engagement contre le gâchis ont plu à l’échevin social Xavier Bettel (DP), le concept du Cent Buttek a néanmoins comme désavantage de réduire les récipiendaires à l’aumône, à la charité publique, où ils restent passifs, au lieu de leur laisser un rôle actif, pouvant reprendre leur sort en mains, gérer leur propre budget et faire des choix de produits et de priorités.
D’ailleurs le député de La Gauche André Hoffmann s’était insurgé, dans son intervention sur le budget de l’État 2010, la semaine dernière à la Chambre des députés, contre le désengagement de l’État dans le secteur social, remplaçant un système social comprenant des droits et des acquis dont les frais sont assurés par la communauté solidaire par une société régie par les lois du marché, où ceux qui, pour une raison ou une autre, ont besoin d’aide, dépendent de la charité de ceux qui ont plus de pouvoir d’achat. Ce serait un gigantesque bond en arrière, faisant abstraction d’un siècle de luttes politiques pour l’émancipation des plus démunis.