L’exemple de la rue des pommiers du quartier Cents est de nature à décourager tous les citoyens qui tentent d’éviter la construction d’immeubles dans leur quartier. Même s’il n’est pas toujours facile de faire la distinction entre celui qui se bat pour l’intérêt général et le « nimbyiste » – phénomène aujourd’hui considéré comme l’expression suprême de l’égoïsme du citoyen qui refuse de partager sa qualité de vie avec de nouveaux habitants – il n’en reste pas moins que les autorités locales, qui délivrent des autorisations de construire, sont obligées de s’en tenir à leurs propres règlements. Ne serait-ce que pour garantir une certaine sécurité juridique et l’égalité de traitement de tous les citoyens, qu’ils soient de simples habitants du quartier ou d’influents hommes d’affaires.
Or, ce cas-ci montre bien que rien n’est garanti et force l’incompréhension et le sentiment d’impuissance du citoyen qui se sent harcelé par les autorités locales lorsqu’elles refusent par exemple de lui accorder le droit d’agrandir sa menue terrasse en invoquant le règlement, alors qu’elles n’hésitent pas à éclipser ces mêmes dispositions lorsqu’elles donnent le feu vert aux promoteurs pour ériger des immeubles immenses en pleine zone à faible densité. Faisant alors souvent jouer l’argument de l’intérêt général pour justifier certaines irrégularités, sans prendre conscience qu’elles ne font que confirmer les mauvaises langues qui médisent qu’il s’agit surtout de l’intérêt général du promoteur dont il est question. Ces ingrédients enveniment les relations entre particuliers et autorités, ébranlent la confiance des citoyens dans la bonne foi de ceux qui les gouvernent, servant la cause de populistes et démagogues de tous bords. Les dégâts peuvent être énormes et vont bien au-delà du sujet si oui ou non, la construction d’un bâtiment est légitime et la question se pose de savoir si les autorités ne sont pas tout simplement inconscientes de ce qu’elles provoquent lorsqu’elles donnent cette impression de favoritisme et d’incohérence.
Depuis 2004, il y a eu cinq recours devant les juridictions administratives, trois autorisations de construire de la part du bourgmestre de la Ville de Luxembourg, Paul Helminger, pour un seul et même projet. Une loi a dû être changée, la partie écrite du Plan d’aménagement général (PAG) de la Ville a été modifiée, le Plan d’aménagement particulier (PAP) concernant la parcelle de terrain à construire a été changé et un recours a été introduit auprès de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Des sommes énormes ont été investies en frais de justice – des dizaines de milliers d’euros ont été déboursées par les particuliers, rien que pour les recours en annulation des autorisations du bourgmestre. Sans compter les frais de défense engagés par la commune.
À l’arrivée, le constat est dur : même s’ils ont eu gain de cause, les plaignants de la rue des pommiers n’obtiendront pas la démolition du chantier qui a été entamé, stoppé, puis repris. Dans l’intervalle, la construction a atteint le rez-de-chaussée d’un immeuble résidentiel de trois étages et à 28 logements par une société de promotion immobilière, d’une cinquantaine de mètres de profondeur, 23 mètres de largeur et dix mètres de haut. Or, ce terrain se situe dans la zone classée habitation 2 (H2) du PAG de la Ville, ce qui n’a pas empêché le bourgmestre de délivrer une première autorisation de construire en 2004. À l’époque, il s’agissait de zones réservées aux maisons d’habitation avec jardin, isolées, jumelées ou groupées en bande d’une largeur maximale de quarante mètres. Les habitants des alentours ont ensuite lancé une pétition contre le projet, invitant le bourgmestre à se rendre sur place pour « se rendre compte de l’absurdité à inclure une telle masse parmi des maisons individuelles ». À titre de comparaison, ils nommèrent l’immeuble de l’Institut national des Sports, situé également au Cents, en insistant aussi sur le fait que cette construction risquait de devenir un « précédent dangereux pour le quartier et sera invoquée dans le futur pour justifier la construction d’autres résidences tout aussi démesurées, excessives et monumentales. »
L’annulation de l’autorisation de construire par les juridictions administratives en novembre 2005 fut retentissante. Car l’arrêt de la Cour avait provoqué un blocage complet du secteur de la construction. En même temps, il s’agissait d’un camouflet pour le gouvernement et le parlement qui avaient imposé dans une nouvelle loi l’obligation d’élaborer des PAP sur les parcelles de terrains à bâtir avant de donner le feu vert pour y construire des immeubles. Or, ils avaient oublié de prévoir une période de transition et toutes les autorisations délivrées à ce moment-là risquaient l’annulation. Il fallut donc attendre la loi de juillet 2005 qui prévoyait trois séries de mesures transitoires, dont celle qui conférait au bourgmestre le droit d’accorder des autorisations de construire directement sur base de l’ancien PAG ou PAP, tant que le PAG n’avait pas été adapté selon la loi de 2004.
Donc, après l’entrée en vigueur de cette précision, le bourgmestre délivra une deuxième autorisation au projet de la rue des Pommiers, provoquant une nouvelle levée des boucliers dans les alentours. Ils obtinrent un sursis à exécution en juillet 2006. Cependant, le tribunal de première instance débouta les plaignants, car il considérait que « le projet litigieux, nettement moins imposant et incisif que le projet théorique, traduit un effort indéniable d’intégration harmonieuse dans le tissu urbain existant ». Cet argument est toujours valable pour Paul Helminger qui, contacté par le Land, souligne que la construction latérale de l’immeuble, évite de « murer » la rue des Pommiers, ce qui permet d’en garder le caractère dégagé. Les défenseurs du projet ont aussi toujours maintenu l’argument que la construction d’immeubles collectifs dans les zones H2 était une pratique de longue date de la Ville de Luxembourg et que de toute manière, il y en avait aussi dans le voisinage des maisons des plaignants de la rue des Pommiers. Un immeuble supplémentaire ne pouvait donc les gêner à ce point-là.
Comme le recours devant les juridictions administratives n’a pas d’effet suspensif, les travaux pouvaient commencer. L’autorisation de construire produisait donc ses effets jusqu’à son annulation par la Cour administrative le 8 mai 2007. Celle-ci constata qu’un projet d’une telle envergure n’avait rien à voir avec les maisons réservées pour les zones classées H2 du PAG et que le bourgmestre avait « violé les dispositions réglementaires ». Le chantier ne fut stoppé qu’après l’intervention des riverains, quelques jours après l’arrêt de la Cour. Il fallait apparemment stabiliser et sécuriser le terrain. Mais pour les plaignants, ce fut le signe que l’on n’avait pas l’intention de remettre le terrain dans son état initial.
L’acte suivant fut la modification du PAG. Le 27 juillet 2007, le conseil communal de la Ville approuva provisoirement la modification de la partie écrite, incluant dans les zones H2 les maisons d’habitation collectives. Ces zones ne furent donc plus réservées aux seules maisons unifamiliales. Ensuite, le PAP concernant le terrain en question fut approuvé provisoirement le 25 juillet 2008. En janvier 2009, le ministre de l’Intérieur Jean-Marie Halsdorf donna son feu vert – même si ses propres services avaient exprimé des doutes quant au projet.
Maintenant, les plaignants ont été informés que le bourgmestre avait émis une nouvelle autorisation le 3 mai 2010. Or, dans une autre affaire concernant une construction rue de la Semois, la Cour administrative a annulé en février dernier l’autorisation du bourgmestre parce que la modification du PAG et la délibération du conseil communal ne furent affichés à la maison communale que pendant 29 jours au lieu de trente. Cette irrégularité procédurale concerne donc aussi l’affaire de la rue des Pommiers.
Mais le bourgmestre n’est pas d’accord : « Ce n’est pas vrai, la publication a été garantie pendant trente jours. S’il y avait une instance de cassation pour les juridictions administratives, j’intenterais un recours. Je maintiens que le calcul fait par la Cour n’a pas été correct. » Selon lui, il s’agit ici de questions d’intérêt général et il refuse de reconnaître la primauté de l’intérêt particulier dans ces dossiers. Et de regretter les jours meilleurs, lorsqu’il fallait encore prouver un intérêt direct et immédiat pour pouvoir intenter un procès en annulation et ajoute que la réforme de la loi 2004 sur l’Aménagement du territoire pourra mieux encadrer les moyens de recours et éviter les blocages inutiles. « La commune doit prendre ses responsabilités lorsqu’elle agit dans l’intérêt général. C’est aussi une question de démocratie, les décisions sont prises selon des principes démocratiques, ajoute-t-il, il est inadmissible qu’elles soient annulées sur base d’arguments formels avancés par des particuliers. »
Pour lui, le point essentiel est qu’aucune instance judiciaire n’a mis en cause la constructibilité du terrain. Cela justifie l’émission de nouvelles autorisations de construire – pour autant que le projet réponde d’un intérêt général, condition clairement donnée pour le projet de la rue des pommiers comme il le souligne encore. « Dans ce cas-là, nous devons batailler jusqu’à ce que nous ayons une autorisation qui ne pourra plus être annulée par les juges, » ajoute-t-il. Or, les batailles ont jusqu’ici été remportées par ses adversaires. Toutefois, il devient de plus en plus clair qu’ils ne pourront remporter la guerre et faire démolir la construction existante. Un recours supplémentaire contre la nouvelle autorisation pourrait aboutir à une annulation par les juges, surtout suite à l’arrêt du 10 février 2010 qui ne laisse pas de doute sur l’irrégularité du nouveau PAG – pour autant que les juges ne se sont pas trompés, comme en est persuadé Paul Helminger.
Or, les juges ont annulé l’autorisation de la rue de la Semois pour une autre raison encore : le bourgmestre n’a pas respecté le principe de protection de la confiance légitime. Il aurait dû informer les parties concernées du changement du PAG par le conseil communal pour qu’elles puissent réagir. La plaignante « ne pouvait raisonnablement prévoir que ladite administration allait procéder à une modification d’une disposition réglementaire par elle invoquée dans le cadre de son opposition au projet litigieux, » écrivent les juges. Il se pourrait très bien qu’ils soient du même avis concernant les plaignants de la rue des Pommiers, pour justifier le fait qu’ils n’ont pas réclamé contre la modification du PAG.
Ceux-ci comptent arrêter les frais. Ils ont intenté un recours à Strasbourg. Parallèlement, ils se sont adressés à l’Ombudsman Marc Fischbach. Jusqu’ici, leur engagement n’aura servi qu’à payer les notes des avocats, leurs réserves sont à bout. C’est le principe de la loi du plus fort.