d’Lëtzebuerger Land : Vendredi dernier, le conseil de gouvernement a approuvé le projet de règlement grand-ducal « fixant les règles relatives au déroulement des concours d’aménagement du territoire, d’urbanisme, d’architecture et d’ingénierie ». Or, cela fait plusieurs années que l’État organise de tels concours pour les grands projets de constructions. Qu’est-ce qui était perfectible dans cette procédure ?
Christian Bauer : L’État luxembourgeois a été contraint par des direc-tives européennes à organiser des concours systématiques au-delà d’un certain budget. Nous sommes pour de tels concours, c’est une bonne méthode pour choisir le projet le plus approprié pour une question posée. Mais il faut qu’ils soient organisés de manière professionnelle et que le travail des architectes participants soit décemment rémunéré, sinon on dévalorise leur travail. Et puis il est essentiel que les jurys qui évaluent les différentes propositions soient d’un haut niveau, et là je plaide clairement pour un recours encore plus conséquent à des professionnels internationaux, objectifs et indépendants des pouvoirs locaux. Tout cela était perfectible et devrait être inscrit dans un tel règlement grand-ducal. Ces règles contraignantes pour le pouvoir adjudicateur seront aussi une aide pratique pour les maîtres d’ouvrage occasionnels que sont par exemple les communes, qui n’ont pas forcément beaucoup d’expérience dans l’organisation de tels concours.
À quel degré est-ce que le secteur de l’architecture ressent la crise économique et, par exemple, la politique d’austérité du gouvernement, qui entend geler le niveau de ses investissements au niveau de 2009 ? Plusieurs grands projets de construction, comme le tram, le vélodrome, les archives nationales ou encore des lycées, sont, sinon complètement abandonnés, au moins repoussés jusqu’après 2014... Est-ce que, comme le secteur de la construction en général, les architectes en font les frais ?
On ne peut pas encore dire que les architectes souffrent de cette politique – au moins jusqu’à présent. Il faut dire qu’il y avait tellement de travail pour nous ces dernières années que, même si cela tourne plus lentement, on s’en sort. Je n’ai pas connaissance de bureaux d’architecture qui auraient de réels problèmes de survie actuellement ; des difficultés ponctuelles qu’il y a pu y avoir avaient d’autres causes. Et puis les architectes sont aussi des entrepreneurs et doivent diversifier leurs activités et multiplier les maîtres d’ouvrage – publics, paraétatiques, privés – afin d’avoir plusieurs champs d’action. Ceci dit, les économies n’ont été annoncées que très récemment, il est fort probable que les conséquences ne se feront sentir qu’avec un certain décalage...
Une des idées avancées par le ministre des Travaux publics Claude Wiseler serait de « construire moins cher ». Est-ce possible et si oui, comment ? Faudrait-il par exemple des matériaux plus modestes ?
Oui, on peut construire moins cher ! Mais ce n’est pas uniquement la responsabilité de l’architecte, tous les intervenants d’un projet doivent y prendre soin. Il faut surtout, en amont, une meilleure planification et un programme plus clair et en même temps plus flexible. Souvent, les maîtres d’ouvrage publics ont des attentes démesurées et des programmes de construction extrêmement complexes, ce qui constitue une des principales raisons de l’explosion des budgets. Et puis, durant le chantier, il faut une gestion rigoureuse du projet. En ce qui concerne les matériaux, il pourrait s’agir d’un leurre, car des matériaux moins chers risquent d’être de moins bonne qualité et donc de durer moins longtemps. Si c’est pour le démolir après vingt ans, même le bâtiment le plus « modeste » aura été trop cher par rapport à sa durée de vie. Il nous faudrait viser une meilleure rentabilité.
L’architecture n’est pas seulement une forme d’art à laquelle personne ne peut échapper et qui définit, par la qualité ou non du bâti, le quotidien de ses utilisateurs, mais aussi un geste, un symbole d’une identité. Ce que le Luxembourg a compris en misant sur des projets forts vers l’extérieur, par exemple actuellement à l’exposition universelle de Shanghai. Comment jugez-vous le pavillon luxembourgeois là-bas ?
En l’espace des vingt dernières années je dirais, le Luxembourg est devenu une véritable plate-forme internationale où des projets architecturaux de très haut niveau et des styles et origines les plus divers se côtoient – voyez par exemple dans le quartier européen au Kirchberg. Tout cela a sans conteste contribué à la prise de conscience et au développement d’une véritable culture architecturale, à laquelle contribuent et dont profitent aussi les professionnels luxembourgeois.
Des manifestations comme l’expo 2010 à Shanghai prouvent que les architectes luxembourgeois peuvent tout à fait s’imposer dans une concurrence internationale. Et là, on est davantage dans le domaine du manifeste, de la sculpture ou du logo que de l’architecture à proprement parler. Dans ce sens, le pavillon de Hermann [&] Valentiny est exactement ce qu’il fallait pour marquer cette présence. Une prochaine étape devrait être d’offrir davantage de contenu pour mieux montrer ce qu’est le Luxembourg, ce qu’il sera dans vingt ans. Je suis persuadé qu’il y a un grand potentiel de développement ici, notamment grâce aux gens qui arrivent par l’Université, mais aussi par certaines sociétés privées...
La biennale d’architecture de Venise, qui s’ouvrira fin août avec pour thème People meet in architecture, est un autre moyen pour présenter l’architecture d’un pays, à un public plus spécialisé. Pour la quatrième participation consécutive du Luxembourg sous les auspices de la Fondation de l’architecture, vous aviez organisé un concours, remporté par le collectif belgo-luxembourgeois Kadapak, avec Pierre-Papier-Ciseaux. Qu’y verra-t-on ?
Nous commençons à avoir une certaine continuité dans notre présence à Venise : au début, rien que notre seule présence là-bas était une innovation, un événement en soi. Après avoir montré des architectures du Luxembourg et des réflexions qui concernent nos spécificités locales, nous voulions dépasser ce stade et nous ouvrir vers l’extérieur et vers le grand public, prouver que la Fondation n’est pas un club fermé, mais que nous sommes intéressés à tous les apports. Le projet de Kadapak, un groupe multi-disciplinaire et international, avec une architecte luxembourgeoise et plusieurs urbanistes, artistes et enseignants belges, offrira une pause sensorielle aux visiteurs, qui sont extrêmement sollicités durant un tel événement. À la Ca’ del Duca, ce seront donc leurs sens qui seront touchés. On essayera de leur offrir une expérience qu’il faut avoir vécue et qui constituera une mémoire. Nous voulions vraiment faire quelque chose pour le grand public cette fois. Mais je ne veux pas en dévoiler plus, pour ne pas gâcher la surprise.
Mais qu’est-ce que cela a alors à voir avec le Luxembourg ? Est-ce qu’une telle expérience ne pourrait pas avoir lieu dans n’importe quel pavillon de n’importe quelle nation ? Ne s’agit-il pas aussi de « représenter » le Luxembourg ?
Contrairement à Shanghai, Venise n’est pas une exposition commerciale, où il s’agirait de se « vendre » le mieux possible. Même si notre contribution de cette année ne représente pas forcément l’architecture luxembourgeoise ou notre pays, elle fonctionnera par clins d’œil. Et puis, j’estime qu’elle est tout à fait représentative de notre pays, car elle prouve que nous sommes une plate-forme neutre, internationale et polyvalente, où beaucoup de choses sont possibles. Pour nous, il est essentiel d’être présents là-bas, parce que le Luxembourg y acquiert une certaine crédibilité dans le milieu et nous pouvons nous mettre à niveau du débat international.
Existe-t-il quelque chose comme une « identité architecturale luxembourgeoise » ?
Peut-être pas dans le sens classique du terme. Mais il y a quelque chose qui est en train de se développer et qui serait un lieu où des architectures très éclectiques de haut niveau et d’excellente qualité construite peuvent se côtoyer sur un territoire réduit. Les influences internationales sont de plus en plus nombreuses, non seulement des Luxembourgeois qui ont fait leurs études aux quatre coins de l’Europe et des grands bureaux étrangers qui construisent ici, mais aussi de ces architectes étrangers qui travaillent dans des bureaux locaux et apportent encore une fois toute une culture architecturale nouvelle. Jusqu’à présent, je dirais que nous sommes un terrain d’essai pour de nouvelles formes, où nous importons beaucoup de styles, mais je crois que, à terme, le Luxembourg pourrait devenir un véritable « laboratoire de recherche architecturale », car il y a une incroyable densité de capacités intellectuelles ici.
Après presque vingt ans d’existence, la Fondation de l’architecture s’est réorientée et a repensé son approche, son mode de fonctionnement et son programme : vous organiserez moins de conférences et plus d’événements, vous vous êtes ouverts vers l’extérieur. Pourquoi ? Et comment ?
Il y a de plus en plus d’organes et d’institutions qui se consacrent au débat architectural : à côté de la Fondation, il y a l’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils, le Fonds Belval et prochainement le master spécialisé à l’Université du Luxembourg. Nous considérions donc que, après avoir contribué à ce débat pour les spécialistes avec nos conférences d’architectes internationaux, il était temps de nous consacrer davantage au grand public et à le sensibiliser à la qualité de l’environnement bâti. L’année dernière, nous avons donc pris ce virage en mettant en place quatre groupes de projet ouverts à toutes les personnes intéressées, architectes ou non, que nous avons trouvées par un appel à candidatures public.
Ces spécialistes de tous les horizons – psychologues, économistes ou aménageurs du territoire, il y a même des frontaliers qui parlent plus spécifiquement de leurs attentes – se consacrent désormais à ce que nous avons appelé des « visions pour notre territoire », qui se déclinent alors dans quatre sous-thèmes, qui sont les « identités des villes et communes », « l’habitat », « le patrimoine » et « l’espace public ». Chaque groupe travaille intensément et participe, par ses propositions, à l’élaboration de notre programme. C’est de ces groupes de projet qu’émane le sujet du festival de l’architecture 2010, qui s’ouvre le 3 juin et aura pour thème l’espace public.
Un espace mal-aimé, dirait-on. Quel est l’état de l’espace public au Luxembourg ?
Il va très mal. On ne le considère pas encore assez comme ce qu’il est : un espace communautaire, là où se joue la vie, où les gens se rencontrent. À l’exception du centre-ville de la capitale, où il y a de très belles places publiques, cet espace public n’est souvent vu que comme « ce qui reste », de la place perdue entre les fonctionnalités d’un lieu de passage. Or, c’est un espace essentiel dans une ville. Et là, nous posons déjà presque un manifeste politique en disant que l’espace public est un espace de communication, un espace que le citoyen doit pouvoir utiliser au-delà du trafic des moyens de transport privés et publics.
Et les gens ont conscience de la qualité de l’espace public – ou de son absence. Nous avions lancé un concours de photos, SinCityPics où nous demandions au public, y compris à des jeunes, de documenter ce qu’ils considèrent des erreurs d’aménagement de cet espace. Et nous étions nous-même étonnés du succès que cela a eu, plus de 250 photos d’une cinquantaine d’auteurs, qui seront présentées dans le cadre du festival avec une exposition. Ils avaient souvent une position très forte et un regard aiguisé pour ces péchés quotidiens dans une ville. Ou nous nous interrogerons sur la notion de l’appropriation de l’espace public, à l’exemple du Centre Hamilius : à qui appartient-il ? Aux jeunes qui s’y exercent à la danse et au skateboard, aux passagers qui l’empruntent pour relier deux points de la ville ? Ou il faut aussi se poser la question de sa privatisation : les espaces communs des shopping malls sont-ils encore des espaces publics ou sont-ils privés ? Qu’en est-il des gares ? Durant dix jours, le Festival de l’architecture va permettre de discuter de ces sujets.
Qu’est-ce qui définit alors la qualité d’un espace public ?
Sa forme et son équipement, qui découle de son utilisation. Nous avons assez d’espaces libres dans la ville, mais ils n’ont souvent pas de qualité, dans la majorité des cas ils se limitent à une organisation entre la rue et le trottoir – qui est alors vite transformé en stationnement de voitures –, alors qu’on pourrait reconquérir cet espace pour les piétons et les habitants en l’aménageant mieux. On pourrait tout à fait imaginer des solutions radicales comme la fermeture pure et simple de rues au trafic.