Carré blanc Quand elle s’arrête devant un mur presque immaculé, avec sa salopette qui tient plus du bleu de travail que de la tenue de mode, on se dit qu’on a loupé un truc dans le travail d’Aurélie d’Incau (née au Luxembourg en 1990). Au premier abord, l’œuvre qu’elle a réalisée pour la Triennale des Jeunes (cet été aux Rotondes et au Casino Luxembourg) ressemble à un Mondrian javellisé : des rectangles de tissus blancs, tendus sur des châssis. Le titre nous met un peu plus sur la voie, Ech gesinn eppes wat s du net gesäis, et nous invite a chercher au-delà des apparences. « C’est une invitation à une sorte de jeu qui fait appel à l’enfant en chacun de nous », détaille-t-elle. Armé de la caméra de son téléphone portable, le visiteur pourra découvrir des saynètes qui se déroulent à l’intérieur des toiles tendues, un univers parallèle qu’on ne peut visualiser qu’à travers l’image qu’on en prendra. Intimés par l’artiste, à travers le texte du cartel sur le mur, nous devenons donc des voyeurs. Une manière pour elle d’interroger notre notre consommation quotidienne d’images et notre rapport d’amour-haine avec le virtuel. Elle pointe une sorte de frustration à ne pas pouvoir regarder directement à l’intérieur de l’œuvre et une tension entre ce qui est réel (les petits personnages et les décors cachés) et ce qui est virtuel (les images qu’on en fait).
Avec ce processus, Aurélie d’Incau pousse le spectateur à aller au-delà des apparences – « être curieux, ça s’apprend, ça s’entraîne », dit-elle – et inclut celui-ci dans l’œuvre. « J’utilise leur attention ou leur comportement involontaire comme support ». L’interaction est au cœur de toutes les réalisations de l’artiste. C’était déjà le cas dans Zuch, qu’elle avait présenté en 2018 aux Rotondes. Là aussi, l’installation n’était visible que par le truchement d’un smart-phone et récompensait la curiosité de ceux qui « osent envoyer leur téléphone à l’aventure ». En l’occurrence, l’appareil sur un train électrique filmait un décor dans une boîte noire et restituait un petit film d’animation personnalisé. Ces deux œuvres se moquent de notre dépendance au téléphone tout en l’incitant, puisque sans lui, on n’a pas accès à l’œuvre. Cela résume assez bien l’ambivalence du caractère et des travaux d’Aurélie d’Incau qui se définit comme « à la fois une grand-mère et un enfant, en tout cas pas vraiment une adulte » : Elle pose un regard critique sur la société, éternelle râleuse insatisfaite, tout en utilisant le jeu et le ludique comme outil créatif, à la manière des petits qui créent des univers et des amis imaginaires.
« Les adultes savent jouer, ils ont seulement oublié », lance-t-elle en considérant le jeu comme la plus haute forme d’apprentissage. « Le jeu est une arme politique, car il questionne la liberté de l’humain, sa capacité d’adaptation à l’autre et aux règles fixées ensemble (pour mieux être contournées parfois). » En jouant, on teste l’autre et on se teste soi-même dans un paradigme social, « je veux montrer l’impact de la personne singulière au sein de la pensée collective », ajoute-t-elle. Son parcours avait d’ailleurs commencé par des études en sciences politiques parce qu’elle voulait « changer le monde ». En y constatant « un manque de créativité », elle a bifurqué vers une formation artistique à Maastricht (Bachelor in Visual Arts) qu’elle poursuit à Lisbonne (Master in Artistic Education), avec toujours l’intuition de pouvoir avoir un impact sur la société à travers ses spectateurs. « En tant qu’artiste, je me sens responsable de contribuer à l’amélioration de la société. »
Déjà dans ses travaux de fin d’étude, Aurélie d’Incau a impliqué le public jusqu’à le perturber ou le pousser dans ses retranchements. Ainsi, Igloo (2017) est une installation interactive monumentale qui ne vit que le temps de la visite : la construction est détruite au fur et à mesure de l’intrusion des visiteurs dans la pièce. L’œuvre n’existe que par ce que le public est présent, quand bien même il la détruit. Elle joue ainsi avec la notion d’effet papillon (chaque geste a des conséquences, même lointaines)
Les recherches qui mènent Aurélie d’Incau dans sa pratique sont étroitement liées aux théories de l’éducation – elle considère que l’art doit être un outil de sensibilisation – et aux neurosciences, une approche scientifique dure qui cadre sa méthode de travail plutôt intuitive. Cela donne des œuvres « pas bling-bling, pas instagramable », mais qui instillent une réflexion dans la durée, comme un rêve dont on se souvient par bribes et qui laisse une petite musique en arrière fond de l’esprit. C’est ce qui lui fait dire qu’elle « crie en chuchotant » : elle bouleverse la vision commune des spectateurs, questionne ses croyances, remet en cause sa vision du monde, mais de manière légère, low tech, presque imperceptible. Il en résulte un « tiraillement » entre une envie de reconnaissance, en tant qu’artiste et un art résolument discret où l’artiste s’efface derrière l’action du visiteur.
Collectif Le travail collectif est une forme de réponse à cette tension, en particulier lorsqu’il résulte d’une résidence de recherche et de création. C’est le cas de Antropical qu’Aurélie d’Incau a fondé en 2016 (avec l’artiste Clio Van Aerde), dans le cadre du festival Kolla, avec une résidence d’artistes qui a donné lieu à des publications annuelles. « L’idée de la recherche était d’aborder l’engagement du public en dehors d’un cadre institutionnel, à travers des pratiques artistiques indépendantes », résume-t-elle. Cinq ans plus tard, Antropical est devenu un collectif international avec une vingtaine d’artistes internationaux qui s’enthousiasme pour les pratiques sociales, environnementales et ludiques à l’image de son Ministry of Strange Affairs. Un bureau sur roues délivrait des passeports du State of Mind, une remise en question des processus bureaucratiques et de la pertinence des frontières qui n’oublie pas l’ironie et la dérision. En entrant sur le site du festival en 2019, les visiteurs devaient passer par des contrôles aux frontières où ils recevaient un passeport pour l’État utopique de Kolla. Les nouveaux citoyens étaient informés des lois de Kolla, et devaient participer à certaines performances interactives pour ressortir. « En raison d’un manque de discipline de la part de notre police des frontières, nous craignons que de nombreux festivaliers illégaux ne soient retournés dans le monde réel sans les documents et visas nécessaires », s’amuse le site du collectif, tout en continuant à créer des œuvres, accessibles aux détenteurs de ce drôle de passeport. L’année dernière, en l’absence de festival, les artistes d’Antropical ont réalisé un sentier de randonnée de 29 kilomètres, ponctué d’une dizaine de pièces d’art, généralement interactive. Eng aner Siicht op d’Natur voulait ainsi explorer le rôle de l’art dans la reconnexion entre l’homme et la nature.
Aurélie d’Incau a également participé, en mars 2020, à une résidence collaborative, à l’invitation de Nora Wagner, avec Carole Louis et Trixi Weis. Jamais peut-être était une manière de travailler avec d’autres artistes sans être présentes, confinement oblige. Chacune a créé, le temps d’une semaine, des œuvres transmises aux autres à la manière des cadavres exquis. En novembre, l’artiste sera programmée au CaW à Walferdange. Pour son exposition Noitibihoc, elle a décidé de convier son acolyte Clio Van Aerde, pour construire ensemble une exposition où « accueillir les personnes qui souhaitent (re)-découvrir leur moi ludique ». Si les enfants sont les bienvenus, les adultes de tous horizons professionnels sont plus directement visés. L’aire de jeu est basée sur l’histoire de deux bureaucrates tombés sur terre par erreur et qui ont oublié qui ils étaient et comment faire correctement leur travail. Ils doivent maintenant s’imaginer une nouvelle personnalité et comment (dé)composer leur vie. Au public de les y aider. Le titre, « cohibition » à l’envers, sonne comme le contraire de l’inhibition… Le sel de toutes les créations d’Aurélie d’Incau