26 bougies à peine, et déjà, Julien Hübsch fait osciller son travail artistique entre maturité et détachement, les marques des artistes qui durent. Car si le trop de sérieux tue la créativité, une utile sagesse guide la carrière d’un artiste. Cette recette, le Luxembourgeois sait la mettre en pratique et depuis plusieurs années, après une participation à Generation Art et une longue résidence au Hariko de Bonnevoie, son approche a pris un sacré tournant, pour qu’il trouve à fouiller en profondeur l’abstraction sous toutes ses formes. On le compte dans les artistes de la nouvelle génération du Grand-Duché : le voilà qui expose pour le collectif Cueva, le Art2Cure, la prestigieuse Triennale Jeune Création, à la CAW de Walferdange, et qui trouve le soutien de galeries telle que la Valerius, où il se loge dans l’exposition YLA (Young Luxembourgish Artists), tout en continuant à chatouiller sa guitare pour The Choppy Bumpy Peaches ou Sheebaba. Alors, si on finira tôt ou tard par ne plus lui coller l’étiquette de « talent émergent », pour l’instant, il en profite allègrement, prenant ce temps d’émergence pour tenter, s’autoriser à rater, mais surtout expérimenter et apprendre de cette dynamique frénétique et si bénéfique.
Il y a cinq ans, nous faisions la rencontre de Julien Hübsch dans son atelier dans l’ancien Hariko. Encore pubère dans le monde de l’art luxembourgeois, il revendiquait déjà que « tout art est vrai ». Une pensée qui a évolué dans son for intérieur, autant que dans les déclinaisons de son travail, « tout ce qui est considéré comme ‘art’ a sa raison d’être, ça devient de plus en plus évident que tout peut être considéré ‘art’ ». À la fermeture de Hariko fin 2018, c’est avec ce leitmotiv au cœur qu’il part trouver les cours de Thomas Schmidt, Heike Aumüller et Shannon Bool, à l’Université d’art de Mayence. Face à un travail figuratif et néo-expressionniste qui ne lui convient plus, il décide de repartir d’une page blanche pour pouvoir, « développer une pratique artistique qui n’est pas mise en constante comparaison avec ce que je faisais avant ». Une décision qu’il considère aujourd’hui comme l’une des meilleures de sa vie d’artiste et qui lui a permis de prendre du recul par rapport à la scène luxembourgeoise. « Je peux ainsi développer un point de vue plus global, étant dans une école allemande, avec une prof canadienne et des intervenants internationaux ».
Il repart donc de zéro pour explorer pleinement les possibilités de l’abstraction. Pour lui, il est important de connaître la figuration pour pouvoir comprendre le processus de l’abstrait : « l’abstrait est beaucoup plus versatile dans la manière dont on l’approche, on peut voir des compositions de peinture abstraite partout, dans tout, et on peut les créer avec différents moyens et matériels ». C’est dans ce sens qu’il s’octroie des possibilités illimitées et se permet de s’installer sur d’autres terrains, comme la sculpture, la peinture, l’installation, l’environnement, ou tous ceux-là en même temps, « parce qu’il n’y a plus le besoin que le résultat ressemble à quelque chose de concret », explique-t-il.
Plutôt transgressif, tentant d’abattre les clichés d’une façon parfois brutale, ses débuts ont été plutôt détonants. C’est aussi quelque chose qui a changé dans son approche artistique et le discours qui en résulte, Julien Hübsch ne voulant plus montrer du doigt les gens et problèmes qu’il traite : « Mon travail est moins agressif, mais il est devenu beaucoup plus précis dans sa conception. Il s’est radicalisé sans faux-semblants. Je ne raconte plus d’histoires personnelles parfois inventées ou floues. Au contraire, il y a un espace qui est incontournable, qui existe dans notre vie quotidienne, qui est vrai dans toute sa beauté et sa laideur ».
Son œuvre s’articule ainsi principalement autour de la peinture, néanmoins, il aime aujourd’hui à développer des projets mêlant installation et performance, à l’image de ses maîtres que sont Mark Rothko ou Monica Bonvicini. Hübsch place maintenant son œil sur l’urbain qui l’entoure et les différents acteurs qui y évoluent. « Je cherche à créer et narrer des situations urbaines abstraites. Je commence donc à analyser l’espace autour de moi : les chantiers au repos ou les marquages de rue montrent des compositions qui ressemblent à la peinture abstraite, si on y regarde de plus près ». Après plusieurs années, des aventures personnelles en plus, une pandémie passée, son travail raconte une toute autre histoire, voulant s’affranchir de lui-même : « Je veux créer un univers qui provoque une réaction plus universelle. Un chantier, un tag, des débris de construction le long d’une autoroute, constituent une imagerie qui semble banale, mais qui offre un potentiel très vaste ».
Dans ce sens, l’artiste explique que son travail récent associe l’aspect contemporain du graffiti à une analyse de l’espace urbain dans lequel il est perçu. Une ligne artistique qu’il rapproche du « post-vandalism », un terme inventé par l’artiste Stephen Burke en 2019, « pour regrouper tout art qui traite l’espace urbain, suivant des manières et tendances contemporaines ». Tombé par hasard sur cette définition sur Instagram, il s’identifie tout de suite à ce nouveau monde, « au Luxembourg on me demandait toujours si je viens du street-art, et ça m’énervait. Non pas que je n’aime pas les acteurs de ce milieu, mais simplement parce que ce n’est pas ce que je fais. Ce terme de ‘post vandalism’ m’a donné la possibilité d’explorer l’espace urbain de façon plus vaste ».
Son installation immersive Asleep in perfect blue buildings, qu’il avait exposée au Salon du CAL en 2019, résume plutôt bien le trio de notions guidant sa pratique, « sculpture, peinture et environnement ». Associant bois, lin, feutre, corde, feuilles de Gleditsia, plastique, et un matelas, autour des couleurs blanche, beige et bleue, on y trouve, dans la forme comme dans le fond, ce qui fonde sa pratique actuelle, « avec ce système, j’ai incorporé le principe de composition de la peinture abstraite, sans vraiment faire de la peinture. J’ai plutôt construit une image dans l’espace. Mes installations sont souvent très immersives (en témoigne celle réalisée pour le Bâtiment IV; ndlr), et jouent toujours avec le principe de composition et les couleurs ».
Dans The buff project, qu’il réalise à Mayence en 2020, il retrouve l’esprit « graffiti » pour l’explorer et le détourner par la suite dans son exposition Chantier abstrait/to be continued, à la CAW de Walferdange en mars de cette année. Une version plus élaborée d’une exposition « secrète » qu’il avait réalisé en novembre dernier à Mayence sous le titre Chantier abstrait/what if. Contraint par les mesures sanitaires, l’exposition n’a pas connu de public, il était donc logique pour lui de montrer ce qu’il avait fait pendant une année de pandémie, où tout était à l’arrêt, et notamment les chantiers de construction, qui lui tire un profond intérêt : « Je me suis rendu compte du potentiel immense de ces constructions inachevées qui, pour la majorité, ont seulement une raison d’être temporaire. Ce que je trouve aussi particulièrement intéressant est que beaucoup de ces compositions urbaines existent grâce à des personnes qui ne suivent pas de but artistique. »
Il y a dans son approche, une forte esthétisation du chantier. Cette imagerie du quotidien, que nos yeux rendent presque invisible tant « ces zones de travaux » sont ancrées dans nos vies. Dans son installation performative Attracted by abstractions / Fin des travaux le… tenue à l’Institut d’Art Contemporain Poky, cette idée de construction est omniprésente, et mise en branle par une déconstruction quotidienne, « on a déconstruit la sculpture – avec les curatrices et artistes Julia Gerke, Alina Röbke et Ruben Brückel –, pendant une période de cinq jours, chaque jour nous laissait avec une nouvelle forme de composition, montrant ce statut incomplet, en cours de (dé)fabrication ». Le public voit alors l’état du chantier tous les soirs, et le reçoit comme une installation artistique entre réalité et esthétisation, « les frontières entre chantier réel et chantier construit/artistique/voulu sont confuses », précise l’artiste.
En pleine ascension dans sa carrière artistique, en 2021, il a cumulé quelque huit expositions. Une étape assez soudaine qu’il a gérée avec beaucoup de spontanéité, « On a tous était heureux de pouvoir enfin faire des expos, après une année où il y avait très peu d’échange artistique non-virtuel. Et comme la Triennale a été remportée à cause de la pandémie, j’avais beaucoup de temps pour m’y préparer ». Au Casino Luxembourg - Forum d’art contemporain (et aux Rotondes en parallèle), dans le cadre de cette prestigieuse Triennale Jeune Création 2021, cette mise en lumière de son travail, représente ainsi un honneur pour le jeune artiste, « le Casino est mon lieu artistique préféré au Luxembourg, voire en Grande Région. J’y vais depuis très petit, donc c’était vraiment un moment un peu surréel pour moi de montrer mon travail dans cette institution prestigieuse ».
Et puis, comme il n’y a pas de hasard, il reçoit également le soutien de la Galerie Valerius, avec une place dans l’exposition YLA (Young Luxembourgish Artists). Une assise en tant qu’artiste du cru, qu’il commence à savourer, dans l’art public, comme le privé, bien qu’il voie cela comme deux choses très différentes. « J’espère pouvoir faire une carrière institutionnelle, au Luxembourg, comme ailleurs, et dans ce sens, je suis heureux qu’on soutienne la scène émergeante. J’ai financé ma vie pendant deux ans avec la vente de mes œuvres quand je travaillais au Hariko, je connais donc le côté privé, mais mon œuvre actuelle ne vise pas à décorer le dessus des canapés. Il est important de faire ce que je veux vraiment, et y arriver sans devoir nourrir le marché privé avec du Basquiat 2.0 ».
À notre première rencontre, le Luxembourgeois n’hésitait pas à citer en exemple Su-Mei Tse – qui, comme lui, est plasticienne et musicienne –, l’une des artistes phare du paysage artistique luxembourgeois. Aujourd’hui, autour de ce label « émergence » en l’intégrant à la Triennale Jeune Création 2021 ou l’exposition YLA, Julien Hübsch brigue aussi un joli parcours en tant qu’artiste. D’ailleurs, en novembre il va participer au Prix d’Art Robert Schuman à Saarbrücken. Un prix remporté par Su-Mei Tse en 2001, suite à quoi, elle a été invitée à occuper le pavillon luxembourgeois à la Biennale de Venise. « Je ne dis pas que j’espère la même chose, mais quand on parle des grandes ambitions et rêves, il faut mentionner Venise. Mais de façon plus réaliste, j’espère juste pouvoir faire de l’art et continuer à vivre dans cet univers, si cela se fait avec un certain succès institutionnel, tant mieux », conclut Julien Hübsch.