Gros buzz dans le microcosme de la culture mardi 8 mai : à peine le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) avait-il prononcé le mot « culture » dans sa Déclaration sur l’état de la nation à la Chambre des députés (voir aussi pages 2-3) que les réseaux sociaux s’enflammèrent, les réactions enthousiastes des cultureux se déchaînèrent. Enfin une profession de foi en faveur de la culture de la bouche de celui dont on aime à moquer le peu d’enthousiasme pour la chose culturelle ; enfin un engagement volontariste pour le maintien d’un haut niveau de dépenses culturelles de la part d’un gouvernement qui prône par ailleurs l’austérité.
Or, les arguments invoqués par le Premier ministre pour défendre les investissements culturels n’étaient ni de l’ordre de l’encouragement à la compréhension du monde ou de sa contemplation, ni des engagements pour une société plus intelligente et des citoyens qui, par la stimulation de leur créativité, pourraient avoir une vie plus heureuse, mais tous strictement économiques : la culture serait ainsi quasiment un mal nécessaire pour augmenter l’attractivité du site pour des investisseurs étrangers. Peut-être en outre aussi un attrait pour le secteur touristique. Mais elle représenterait surtout un pôle d’emplois, 6 300 postes dans le secteur culturel à proprement parler, soit 1,8 pour cent de la population active, toujours selon Jean-Claude Juncker.
Or, en réalité, ces emplois sont loin d’être tous si mirifiques, souvent ultra-flexibles, voire précaires. Si le cinéma ou le spectacle vivant, le secteur créatif en soi, notamment les artistes indépendants, se situent forcément loin du modèle de travail du fonctionnaire à l’administration des contributions directes, ce qui étonne davantage, c’est que les instituts culturels de l’État eux-mêmes, dépendant directement du ministère de la Culture, comme le Musée national d’histoire et d’art ou le Centre national de l’audiovisuel, qui devraient théoriquement embaucher des fonctionnaires, ou du moins des employés publics, précarisent un nombre croissant de leurs collaborateurs. Ils le font en premier lieu pour contourner le numerus clausus, qui limite le nombre de nouvelles embauches dans les services de l’État.
Panique À Dudelange, c’est la panique ces jours-ci. Une employée qui travaille dans le service des archives photographiques depuis plusieurs années à la plus grande satisfaction de tout le monde, y compris du directeur, risque de perdre son emploi. Pas pour raison économique, ni pour une quelconque faute de sa part. Mais parce qu’une société privée ayant répondu à la soumission publique pour la mise à disposition d’une personne qui puisse assurer une « assistance à la gestion des archives photographiques » est moins chère que la société actuelle. Car ce poste, pourtant hautement spécialisé et obligeant l’employée à travailler quarante heures par semaine sur place, à Dudelange, est un des cinq ou six emplois externalisés par le CNA. Ces personnes sont engagées par le biais de sociétés privées dont les contrats sont renouvelés tous les trois à cinq ans.
« Toutes celles qui sont dans la même situation se sont dit que demain, ça pouvait être elles, » raconte une source proche du CNA, sous couvert d’anonymat. « Pour moi, ces contrats sont de l’esclavagisme moderne, » affirme une autre. À Dudelange, le climat est exécrable, ce n’est plus un secret dans le milieu, les réunions de service sont abolies, la communication interne inexistante, voire interdite, le directeur est jugé irascible et arbitraire dans ses décisions, à tel point que des responsables de service abandonnent même volontairement leur titre. Difficile de trouver des témoins dans cette histoire d’outsourcing au bord de la légalité. Surtout pas de la part de concernées, majoritairement des jeunes femmes, non-Luxembourgeoises, très spécialisées.
Elles craignent de perdre leur boulot, car le contrat qui les lie à leur employeur les bâillonne carrément sur toute divulgation d’une quelconque information sur leurs conditions d’embauche – ce qui est déjà douteux en soi. En l’absence d’une délégation du personnel, elles ne savaient plus à quel saint se vouer et sont allées voir la médiatrice Lydie Err. Qui a dû se dire incompétente, car leur contrat est un contrat de droit privé, avec une société privée, en l’occurrence GK [&] Partners (qui appartient à Guy Kerger et son épouse), les metrant par la suite à disposition du CNA. S’il perd la soumission contre un concurrent qui serait quelques euros moins cher dans son offre, il peut résilier le CDI pour raisons économiques, rien d’illégal à cela. Et le CNA doit alors soit faire embaucher la même personne par la nouvelle société, soit doit former la prochaine à ce poste.
« Que le travail soit fait » « Il faudrait que le personnel ait plus confiance en moi, s’insurge le directeur du CNA Jean Back, interrogé sur cette peur qui règne entre les murs gigantesques à Dudelange. Je m’occupe d’eux. La preuve : personne n’a jamais perdu son emploi ici. Personne ! » Mal à l’aise dans ce dossier, surtout si près de l’ouverture du nouveau musée The bitter years dans la tour d’eau voisine, qui devait être un aboutissement d’une longue lutte pour lui, il estime qu’il s’agit d’une réponse pragmatique à une situation d’urgence qui est née du développement rapide du CNA : après le déménagement dans le nouveau bâtiment, fin 2007, de nouvelles missions incombaient à ses services, sans pour autant que des postes de fonctionnaires n’aient pu être créés. D’autant plus que les conséquences de la crise économique et financière de 2008 ont encore freiné les recrutements dans les services de l’État.
« Qu’aurais-je dû faire ? demande le directeur, j’avais une aile d’un étage entier de prévu pour la médiathèque, mais pas de poste disponible. Aurais-je dû la laisser vide ? » Il a donc eu recours à une société privée pour chercher une bibliothécaire, embauchée avec un contrat externalisé qui la liait à ce poste. Au passage, la société privée se prenait une généreuse marge de 30 pour cent sur ce salaire. Depuis, cette personne a pu être titularisée, mais son assistante se retrouve dans la même précarité. Pour Jean Back pourtant, l’essentiel est que le travail soit fait.
Les chemins de traverse Depuis la réforme de la loi sur les instituts culturels de l’État, en 2004, le CNA fonctionne en gestion séparée. C’est-à-dire qu’il peut gérer lui-même son budget, dont la majeure partie, 3,3 millions d’euros sur 5,2 millions cette année1, consiste désormais en une « dotation dans l’intérêt du fonctionnement du Centre national de l’audiovisuel ». Au directeur de gérer cette somme, qui est répartie sur la dizaine de services du centre. Or, sur cette dotation, presque la moitié de l’argent va dans les prestations externes – les postes d’outsourcing.
Sur une équipe d’une cinquantaine de personnes, près de la moitié, 22 d’entre elles, sont externalisées – c’est énorme ! La plupart le sont dans des domaines classiques d’outsourcing comme l’accueil et la surveillance, mais d’autres le sont dans des métiers plus pointus comme l’informatique, la numérisation ou la maintenance de matériel technique, assurés par des employés de Broadcasting Center Europe (BCE, filiale de la CLT-Ufa), et donc l’archivage, l’organisation d’expositions, voire la communication externe – et même l’exploitation des salles de cinéma et de la vente de glaces... Et les chiffres prouvent que c’est loin d’être plus rentable pour l’État.
Antécédents Cet outsourcing outrageux n’est pas la première tentative de l’administration publique de contourner ses propres règles. On a eu les contrats d’auxiliaires temporaires avant, les stagiaires, les chargés de cours, les faux indépendants... Or, dès que plusieurs de ces employés précaires enchaînant un CDD après l’autre se regroupaient pour une action en justice, ils gagnaient haut la main leurs procès contre l’État. Ce fut le cas de centaines de chargés de cours du secondaire en 1998-99, de ceux du primaire quelques années plus tard. Et même d’une demi-douzaine d’experts du Musée national d’histoire et d’art qui avaient enchaîné plusieurs contrats consécutifs sur des années et qui ont intenté un procès : leurs contrats ont dus être requalifiés en postes fixes. Il leur suffisait de prouver un lien de subordination – évident au CNA : c’est le directeur ou le chef de service qui définit le travail à effectuer – et une affectation continue pour gagner haut la main. Et être embauchés avec un CDI au musée.
Une question politique Si le CNA ne fait donc pas d’économies avec son système d’outsourcing, qui lui revient même plus cher (au moins des trente pour cent de marges de la société intermédiaire), et qui ne se justifie même pas par la compétence de la société en question, la construction a comme seul avantage pour l’institut culturel une plus grande flexibilité dans la création de postes. Lorsque le ministère des Finances n’en accorde pas dans sa planification budgétaire, l’administration peut les créer par ces constructions opaques. Or, les instituts culturels sont un peu responsables de leur propre sort, car la majorité d’entre eux avaient virulemment combattu la proposition de Erna Hennicot-Schoepges (CSV) dans la réforme de 2003-2004, de les transformer en établissements publics – de crainte, apprenait-on à l’époque, de se voir chapeautés par un conseil d’administration capricieux2.
Et les gouvernements successifs portent eux aussi leur part de responsabilité, car largement au courant de la situation. Ne voulant pas développer une stratégie claire et craignant la CGFP comme le diable l’eau bénite, ils n’osent pas flexibiliser un minimum le statut d’un certain nombre d’administrations, pas uniquement culturelles, en les transformant par exemple en établissements publics. Ce qui leur permettrait de maîtriser leur politique de ressources humaines et de l’adapter à leurs besoins, au lieu de dépendre à 100 pour cent de la politique générale en matière d’embauche – qui penche constamment entre l’école et la force publique, selon les gouvernements au pouvoir. Actuellement, les régularisations se font souvent dans ces cas-là par voie de tribunal, une judiciarisation qui semble déresponsabiliser les décideurs politiques. Or, faut-il le rappeler, il s’agit ici de missions de service public, et, bien sûr d’argent public, ce qui présupposerait aussi un autre engagement social.