Au Casino Luxembourg, d’Eva L’Hoest mélange les technologies et l’artisanat, le digital et l’analogique. Visite guidée

Au doigt et à l’œil

Eva L’Hoest fait un aller-retour perpétuel entre virtuel et matériel
Foto: Casino Luxembourg
d'Lëtzebuerger Land vom 14.02.2025

Les installations et les films d’Eva L’Hoest explorent les nombreux rapports entre le réel, tangible, matériel et le digital, virtuel, artificiel. L’artiste belge (née en 1991 à Liège) puise dans les technologies et le langage numériques pour s’intéresser au passé, à la mémoire et aux origines. Formée à l’Académie royale des beaux-arts de Liège, Eva L’Hoest connaît un début de carrière plutôt atypique, repérée qu’elle est dans diverses manifestations internationales d’envergure (notamment les biennales de Lyon, d’Okayama, de Riga ou de Sydney) avant des expositions dans son pays, au Wiels ou à Kanal. The Mindful Hand au Casino Luxembourg est sa première exposition monographique institutionnelle. Le titre est volontairement pensé en anglais pour jouer de la polysémie du mot mindful : la main ou le geste (hand) est ici à la fois consciente, attentive et pleine d’esprit. Aussi, l’exposition réunissant une série d’œuvres inédites, livre une sorte d’archéologie imaginaire, s’inspirant du lieu, de ses espaces et de son histoire pour créer des œuvres hybrides et inclassables.

Les œuvres d’Eva L’Hoest impressionnent d’abord par le mélange de savoir-faire manuels et techniques numériques qu’elle déploie dans ses créations composites : impression 3D, moulage sur nature, vidéo, film argentique, images de synthèse, intelligence artificielle, découpe laser, et encore textes et musique. À travers une appropriation des technologies contemporaines, elle analyse le réel et sa perception par nos corps.

La première œuvre du parcours est issue de la série Inkstand. The Belly of Small God est une imposante sculpture noire réalisée à l’aide d’une imprimante 3D à partir de billes de plastique (PLA). Le motif est extrait d’une peinture qui orne les murs du restaurant du Casino. L’artiste l’a transformée, retravaillée comme extrudée de la surface, en deux dimensions, vers une troisième. On est face à une sorte retable, comme un haut-relief qui évoque la statuaire médiévale d’église : on croit reconnaître un gisant, un lézard ou une bergère. Eva L’Hoest y a laissé les traces de la fabrication, les défauts et les erreurs de production, inhérents à la technique employée. Elle nous dévoile donc les coulisses de l’exécution comme pour mieux nous avertir : « Les outils numériques imposent un règne féodal. Si vous ne les maîtrisez pas, impossible de passer ce pont-levis pour accéder à la forteresse. »

Suivent, dans la grande salle, d’autres éléments de la même série, Fragments of Intents. Cette fois les scènes plus ou moins bucoliques sont réalisées dans un alliage de bismuth et d’étain coulé dans des moules de sable, issus, encore, d’une impression 3D. Placés dans des caissons transparents, ces dioramas domestiques s’observent comme des animaux de laboratoire. Le dispositif fait d’ailleurs penser aux boîtes de Skinner, dans lesquelles étaient menées des expériences sur le comportement des pigeons ou des rongeurs. Critique et vigilante, l’artiste parle ici des limites morales de la technologie et de notre rapport de subordination au numérique.

Présenté sur quatre écrans, le film Main Station emplit littéralement la salle. Il mêle film analogique, tourné sur pellicule 16mm et images de synthèses dans un lent et captivant travelling filmé dans divers lieux du Casino Luxembourg. On reconnaît la salle où l’on se trouve, dans une sorte de mise en abîme troublante, mais aussi le grenier, les caves et des vues sur l’extérieur. Les images troublent la perception entre les espaces intérieurs vides de toute présence humaine et le mouvement des vagues de perles qui déferlent en un torrent ou les détails de matières sans doute en décomposition, scannées par un fishnet comme pour en attraper les particules de vie. En fond sonore, le texte écrit par Eva Mancuso (sur une musique de Clara Levy et John Also Bennett) parle d’enfermement et de mémoire. On ne sait pas si elle dit la condition féminine ou celle des machines. La relation entre l’œuvre et le centre d’art est encore plus marquée quand on se souvient que Main Stations (au pluriel cette fois) était le titre de la dernière exposition présentée au sein de l’institution pendant l’année culturelle de 1995.

Plus loin, une sculpture, Ragdoll (littéralement poupée de chiffon) est le résultat de recherches sur la simulation d’images de foules. À nouveau, Eva L’Hoest ne se contente pas de restituer une expérimentation technologique, mais elle y apporte son regard et son analyse de plasticienne. Ici, les personnages sont comme superposés, dévoilant le processus de fabrication et pointant les limites des machines.

Enfin, The Cave, The Cage, The Chorus est sans doute l’œuvre la plus spectaculaire. Ce zootrope rappelle les balbutiements du cinéma ou plutôt de l’image en mouvement : Un mécanisme optique utilise le phénomène de la persistance rétinienne pour donner l’illusion que les visages aux yeux bandés s’animent. Ce carrousel est placé au centre d’une corbeille métallique, copie de celle de la bourse de Paris dans les années 1960. Les voix indistinctes des traders rythment la lancée. « Ce lien avec la bourse pointe comment les nouvelles technologies sont aussi utilisées pour prédire notre avenir. Mais les visages torturés ajoutent que les fluctuations économiques peuvent être influencées par les réactions émotionnelles collectives », notent Vincent Crapon et Stilbé Schroeder, les commissaires de l’exposition.

Avec ses combinaisons de sculptures et d’installations audiovisuelles, Eva L’Hoest tisse de nouvelles narrations et formes. Elle instille une étrange réalité à la fois désincarnée et anthropomorphe. Le visiteur doit s’y aventurer lentement pour mieux s’y plonger et s’y perdre.

Eva L’Hoest,

France Clarinval
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