Au commencement de l’histoire coloniale, il y a la violence de l’expropriation d’une terre au détriment de la population indigène. Un recours à la force armée qu’illustre, dès l’entrée de l’exposition Après la fin. Cartes pour un autre avenir au Centre Pompidou-Metz, trois panneaux datés de 1698 signés Juan et Miguel Gonzàles. Ils retracent les grandes étapes de la conquête du Mexique par Hernán Cortes. Ne nous illusionnons pas quant au degré de raffinement de cet enconchados, terme dérivé de concha (coquillage, en espagnol), qui désigne un type de peinture avec incrustation de nacre, tant la forme tranche avec les massacres qui sont représentés. Et pour cause : à côté de l’entrée en grande pompe de Cortes à cheval, l’un des panneaux dévoile son terrible contrechamp : les corps nus, démembrés et décollés d’autochtones, gisant à même le sol. Avec l’arrivée des royaumes de la péninsule ibérique en Amérique l’esclavagisme devient partie intégrante d’un système économique mondial. L’exposition Après la fin. Cartes pour un autre avenir réclame une nécessaire recherche d’alternatives au libéralisme.
Interroger le récit colonial à partir de productions pluridisciplinaires issues des diasporas, tel est le parti pris du curateur Manuel Borja-Villel, qui a récemment participé à la 35e Biennale de Sao Paulo en tant que conservateur. L’intérêt de cette approche est de réunir des artistes provenant des rives de la Méditerranée et des Caraïbes, aux noms pour la plupart peu connus du public occidental. C’est aussi l’occasion de mettre en valeur des expériences collectives, comme celle réalisée par la communauté zapatiste au Mexique. Lors de la « Marche du silence » de 2012, une chorégraphie en forme de spirale était élaborée, en référence à un mode de gouvernance dans laquelle le passé et le futur s’entrelacent, selon une conception non linéaire du temps. Cette forme revient en plusieurs lieux du parcours. On la retrouve à travers la chorégraphie circulaire de femmes marocaines qu’enregistre Bouchra Ouizguen au sein de sa performance filmée (Corbeaux, 2017), aussi bien que dans les voltes extatiques que dessinent les corps des danseurs haïtiens dans les films expérimentaux de Maya Deren et de sa complice, l’anthropologue Katherine Dunham, qui a consigné les danses martiales de Martinique dans L’Ag’ Ya’ (1941).
Autre événement important : le Congrès des artistes et écrivains noirs réunis à Paris en septembre 1956, dont atteste une photographie de groupe où cohabitent uniformes occidentaux et habits traditionnels africains. Les résolutions qui sont ressorties de ces journées avaient été rédigées par Sarah Maldoror sur quelques feuillets manuscrits. Sur l’un d’eux on peut lire : « Il est apparu la nécessité impérieuse de procéder à une redécouverte de la vérité historique et à une revalorisation des cultures noires (…). Notre Congrès invite tous les intellectuels noirs à unir leurs efforts (…) pour confronter d’une manière objective nos points de vue sur la culture et les étudier en hommes conscients de nos responsabilités. » La même vitrine abrite une note d’Édouard Glissant, opposant la mondialisation, « qui est uniformisation par le bas, le règne des multinationales, la standardisation », à ce qu’il nomme « mondialité », cette « réalité prodigieuse (…) qu’il nous est donné à tous aujourd’hui de vivre, dans un monde qui pour la première fois (…) se conçoit à la fois multiple et unique, et inextricable. » Non loin de là est projeté un court-métrage que Sarah Maldoror a tourné dans les coulisses du musée de l’Homme (Paris) avec le comédien Gabriel Glissant, à partir d’un texte d’Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient (1974).
Le vaudou, en tant que forme de résistance dressée face à diverses formes de domination, occupe une section importante du parcours. Déjà dans l’espace dédié à Maya Deren était disposé un drapeau orné de perles de Myrlande Constant, où la frontière entre objet de culte et objet d’art devient incertaine.
L’événement de cette exposition est l’ensemble de gravures énigmatiques que l’on doit à la Cubaine Belkis Ayón (1967-1999), révélée lors de la Biennale de Venise en 2022. Ravissant le regard autant que l’esprit du spectateur, ses gravures sourdes, aux tons noir, blanc et aux multiples nuances de gris, sont des poèmes visuels nimbés de mystères où transparaît un syncrétisme pagano-chrétien. En 1985, la jeune femme découvre l’existence de la société secrète Abakuá à travers la lecture de l’anthropologue Lydia Cabrera. De cette confrérie originaire du Nigéria et implantée à Cuba dès le 19e siècle en raison de l’esclavage, Belkis Ayón emprunte certaines divinités, notamment la princesse Sikán à laquelle elle s’identifie. Sikán est au cœur de cette organisation clandestine car, à l’instar d’Ève dans l’Ancien Testament, c’est elle qui en aurait violé la loi primordiale. Selon la légende, la jeune princesse aurait surpris un poisson dont la forme hébergeait un esprit surnaturel : une découverte qu’elle révéla au grand jour. Elle fut condamnée à mort pour ce sacrilège. De là peut-on comprendre le manteau et la coiffe d’écailles qui recouvre Sikán dans le portrait à la chèvre que lui consacre l’artiste. On observe cette tendance à la transfiguration des textures dans l’ensemble de ses œuvres ; la carnation humaine y est par exemple constituée d’ornements végétaux, de même que des feuilles peuvent se substituer au pelage d’une chèvre. À la circulation entre les espèces s’ajoute la présence spectrale des humains, réduits à un ballet de mains et de yeux anonymes, le plus souvent restitués par des contrastes entre le noir et le blanc, au bord de l’abstraction. La fin tragique de la plasticienne, suicidée (assassinée ?) à l’âge de 32 ans, serait en rapport avec la divulgation des lois secrètes de la secte Abakuá. Comme si Belkis Ayón avait pris la place de Sikán, et que la réalité avait rejoint la légende.
Les collographies de Belkis Ayón dialoguent avec la série du Templo de Oxalà (1977) de Rubem Valentim (1922-1991), une vingtaine de totems blancs combinant abstraction et éléments de la spiritualité afro-brésilienne. Les sculptures de Valentim, exposées en Europe pour la première fois, côtoient les superbes toiles de Wifredo Lam, imprégnées de cubisme et de motifs cubains déployés tout en verticalité, ainsi que les cinq bâtons magiques en laiton érigés par M’Barek Bouhchichi (Je me suis approché de ton oreille et j’ai murmuré des mots, 2024). Dans un même usage contemporain des traditions artisanales et cultuelles, on ne peut faire l’impasse des deux tableaux d’Ahmed Cherkaoui (1934-1967), empreints de soufisme et de motifs berbères, qui comptent parmi les plus belles pièces de l’exposition avec celles de Wifredo Lam et de Belkis Ayón. Sans oublier l’installation d’Amina Agueznay, constituée d’immenses cascades de laine tissées par différentes communautés marocaines.
Au constat indéniable de la violence coloniale se superpose une façon quelque peu caricaturale de dépeindre l’Occident, réduit à un récit colonial homogène, univoque et uniforme, incapable de penser l’altérité… Un manque de nuances qui fige les positions des uns et des autres, avec pour effet de reconduire des oppositions stériles entre cultures. Comme si l’Occident n’avait pas fait naître des pensées critiques, des consciences alertes et solidaires, à l’instar de Claude Lévi-Strauss et de ses Tristes tropiques (1955) par exemple. Comme si, enfin, cette exposition dédiée aux artistes diasporiques n’était pas le produit d’une institution occidentale. Un déni d’autant plus pervers que la plupart des artistes convoqués dans l’exposition se sont formés, ou ont parfois évolué au sein de pays occidentaux.