Des voleurs à l’étalage condamnés par le Tribunal correctionnel de Luxembourg comme des délinquants en col blancs, pour blanchiment, en plus de vol simple, et là où la peine est la plus forte. Pour avoir subtilisé en février 2012 dans un supermarché pour 150 euros de marchandises de première nécessité, comme du dentifrice, de la mousse à raser et des habits pour enfants, les juges luxembourgeois les ont envoyé en prison pour trois mois, sans aménagement de leur peine, alors que les trois hommes n’avaient pas de casier judiciaire. Ils ont fait preuve, dixit leur jugement du 7 mai 2012 (trois mois après leur larcin), « d’une étonnante facilité de passage à l’acte et d’une détermination certaine dans l’exécution du vol ». Les juges, eux, ont travaillé non seulement avec rapidité, mais surtout avec un zèle qui jette le doute sur leurs intentions. En appliquant aux trois prévenus l’article 506-1, article 3 du code pénal sur le blanchiment, pour avoir tiré « un avantage patrimonial » du vol de dentifrice et de mousse à raser, les magistrats ont-ils voulu ainsi faire une démonstration de puissance de la justice à combattre la petite délinquance qui pourrit la vie des commerçants locaux ? À moins que les juges aient cherché là à faire la preuve de l’absurdité du dispositif anti-blanchiment mis en place en 2008 dans la précipitation, parce qu’à cette époque le Groupe d’action contre le blanchiment et le financement du terrorisme (Gafi) menaçait de placer le Luxembourg sur la liste noire des juridictions peu coopératives dans la lutte contre l’argent sale ? On aurait tendance à retenir la première hypothèse. Cela dit, la loi du 17 juillet 2008 n’avait pas pour but de lutter contre la petite délinquance, mais bien de combattre le grand banditisme.
Quoi qu’il en soit, ce jugement, passé presque inaperçu il y a un an, est abondamment commenté tant pour sa férocité que pour son absurdité. Le Bulletin Droit & Banque de l’Association des juristes de banques (ALJB) lui a d’ailleurs consacré seize pages de sa dernière édition. « Dans l’état actuel de la jurisprudence, un voleur de dentifrice à l’étalage est donc, par application du Code pénal et de la jurisprudence de la Cour d’appel et de la Cour de cassation, également coupable de blanchiment d’argent », écrivent les commentateurs André Hoffmann et Julien de Mayer de l’étude Elvinger, Hoss et Prussen. Il faut sans doute prendre leur position avec prudence, sachant que ce cabinet travaille essentiellement pour le secteur financier.
Comment en est-on arrivé là ? La faute sans doute au gouvernement, qui a limité la portée de la loi anti-blanchiment en dressant une liste des infractions primaires tombant dans le champ d’action du blanchiment, au lieu d’ériger le blanchiment en une infraction générale. Pour autant, en 2008, ce même gouvernement avait initialement prévu cette solution, et ce sous l’impulsion du Parquet, avant de faire marche arrière. Le Conseil d’État s’y était opposé et le ministre de la Justice de l’époque, Luc Frieden, CSV, s’était laissé convaincre ainsi que les députés de la majorité. Le vol fut ainsi érigé en une infraction primaire. On ne s’étalera pas sur le volet technique du jugement du 7 mai, sinon qu’il a induit, selon les deux avocats qui l’ont commenté, une « banalisation » du blanchiment et ce dans l’indifférence générale : tout le monde, y compris les avocats des voleurs de supermarché, ont « adhéré à la position du Procureur ». « En condamnant pour blanchiment d’argent les auteurs d’un vol à l’étalage, écrivent-ils, le Tribunal n’a-t-il pas détourné, dénaturé, voire banalisé les faits de blanchiment d’argent » ? « L’intérêt de poursuivre l’auteur d’un vol à l’étalage de dentifrice du chef de blanchiment en vue de protéger l’intérêt public et la place financière en le privant du bénéfice du vol est ici selon nous inexistant voire vexatoire et l’opportunité de poursuivre ces personnes du chef de blanchiment (en sus des poursuites pour vol) ne donne aucun sens », précisent les avocats qui sautent sur l’occasion pour mettre en cause la manière plutôt incongrue dont le blanchiment-détention est incriminé en droit luxembourgeois.
En écrivant cela, ils ont bien sûr dans leur viseur le Parquet et « sa politique de poursuite ». Mais restent lucides sur l’espoir d’un revirement jurisprudentiel. Ce petit larcin leur donne une formidable occasion de porter une nouvelle fois l’estocade contre le travail des magistrats anti-blanchiment et implicitement un coup de canif à la Cellule de renseignement financier (CRF) du Parquet, qui chercheraient ainsi à gonfler les statistiques de condamnation en matière de blanchiment « pour les besoins de reporting du Luxembourg auprès du Gafi ». C’est méchant. Les avocats en appellent d’ailleurs à l’action du législateur pour enrayer le plus rapidement possible « cette jurisprudence qui mène la lutte contre le blanchiment ad absurdum ».