d’Lëtzebuerger Land : Ce n’est un secret pour personne : on vous sait très critique à l’égard de la directive AIFM. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Rafik Fischer : C’est une directive extrêmement complexe et difficilement applicable en pratique. Les exigences sont très nombreuses, pas claires et sujettes à interprétation. Ainsi, la traduction française du texte officiel, rédigé en anglais, contient des points qui peuvent être interprétés de façon totalement divergente.
Pourtant, l’idée de départ était bonne. La Commission européenne voulait répliquer le succès de la directive OPCVM (UCITS en anglais) sur les autres produits d’investissement non destinés aux particuliers comme les fonds alternatifs (hedge funds, fonds de capital-investissement,...). Cette directive OPCVM, lancée en décembre 1985, a largement contribué au développement de ces produits de gestion collective pour tous. Non seulement en Europe mais aussi sur les autres continents : l’Asie essentiellement et, dans une moindre mesure, l’Amérique latine. Et puis la crise financière est arrivée en 2007-2008 avec son cortège de scandales. Le politique s’en est mêlée, les priorités du début ont complètement été modifiées et d’une directive qui visait, à mon sens, à générer de la croissance et à ouvrir de nouveaux marchés, nous sommes passés à une directive souhaitant traiter largement du risque systémique, rédigée dans la précipitation et qui n’a absolument pas tenu compte des spécificités de notre industrie. Cette directive complique davantage les choses et je doute de son efficacité sur le terrain.
Concrètement, quelles seront les conséquences de cette directive AIFM sur les prestataires de services et leurs modèles d’entreprise ?
La directive AIFM permet la commercialisation transfrontalière des fonds aux investisseurs avertis par le biais du passeport européen. Un fonds alternatif (AIF ou Alternative Investment Fund), qui a reçu une autorisation dans un pays de l’Union européenne, pourra être vendu librement dans les autres États membres. De même, la société de gestion d’un fonds alternatif (AIFM ou Alternative Investment Fund Manager), doté du passeport européen, pourra gérer des AIF dans d’autres pays de l’Union que celui où il est établi.
En contrepartie, pour obtenir ce passeport européen, les sociétés de gestion devront se plier à toute une série d’obligations que j’estime d’ordre essentiellement documentaire. Cette surcharge de travail administratif exigera de nouveaux investissements, aura des répercussions sur les coûts de fonctionnement et entraînera inévitablement une concentration du secteur. Pour faire face aux conséquences financières de cette directive, les gestionnaires de petite taille et de taille moyenne n’auront pas d’autres choix que de s’allier avec des acteurs plus grands qu’eux, se faire racheter ou mettre la clé sous le paillasson. C’est d’autant plus regrettable que le dynamisme de notre industrie provient en grande partie des petites boutiques. Les nouvelles idées sont toujours venues pour la plupart de ces petites entités, plus flexibles et avec des chemins décisionnels beaucoup plus courts. Je crains qu’avec cette directive AIFM, on n’étouffe notre industrie.
La directive AIFM, tout comme la prochaine directive UCITS V, redéfinit fondamentalement les rôles et les responsabilités des banques dépositaires. Là aussi, vous faites preuve de scepticisme...
On tombe dans la même problématique que celle évoquée plus haut. L’intention initiale était de clarifier les règles applicables au niveau de l’Union. Malheureusement, au vu de l’actualité de l’époque, la Commission européenne est allée trop loin. Pour chaque fonds alternatif, la directive AIFM exige la nomination d’un dépositaire indépendant responsable à l’égard des investisseurs du fonds. C’est louable en soi mais cela devient absurde quand on demande à la banque dépositaire d’être responsable d’un certain nombre d’éléments sur lesquels elle n’a aucune emprise et qui relèvent uniquement du gestionnaire. Cette même absurdité va se retrouver dans la prochaine directive UCITS V mais cette fois-ci pour les OPVCM.
Les deux directives prévoient également une réglementation plus stricte du cadre de rémunération. Ne pourrait-on pas craindre à cet égard une fuite des cerveaux ?
Les gestionnaires ne pourront plus, comme dans le passé, toucher en une fois le pactole après une bonne année performante. En résumé, les paiements seront différés au minimum pour 40 pour cent de la rémunération variable et au moins la moitié de la rémunération variable devra être convertie en parts de fonds gérés par ce gestionnaire. Effectivement, ces dispositions pourraient inciter les bons gestionnaires à se délocaliser dans des juridictions plus généreuses mais, personnellement, je ne crois pas que ce sera le cas. Contrairement à certains pays anglo-saxons, la plupart des institutions financières au Luxembourg n’ont jamais prôné une politique de rémunération encourageant la prise de risque inconsidérée. La réglementation en la matière ne devrait donc affecter que de manière très marginale l’industrie luxembourgeoise.
Comment appréhendez-vous l’avenir des fonds d’investissements au Luxembourg ?
Il faut bien se rendre compte que la période dorée que nous avons connue dans les années 90 et au début du nouveau millénaire est définitivement révolue. Après avoir connu une croissance quasiment ininterrompue tant au niveau des avoirs que des produits, l’industrie est devenue actuellement très mûre. Les fonds d’investissement sont devenus pléthoriques et, pour beaucoup d’entre eux, les performances de ces dernières années ont été très décevantes. Tout comme ce sera le cas dans les autres États membres de l’Union européenne, le Luxembourg devra tôt ou tard affronter une vague de consolidations. Les structures vont se modifier, voire diminuer en nombre, et ces modifications auront également un impact sur l’emploi.
Cela dit, je reste raisonnablement optimiste. Notre place financière dispose en matière de fonds d’investissement de compétences rarement égalées ailleurs ; notre expertise technique et notre connaissance approfondie des marchés internationaux ne sont plus à démontrer. Je suis convaincu que notre pays maintiendra sa position de leader au niveau européen en termes d’avoirs détenus par des fonds sous gestion, restera le lieu de prédilection tant pour les produits de niche que pour les produits de détail à distribution internationale et poursuivra sa politique d’innovation. Si, en plus, le Luxembourg réussit à exporter ses compétences, alors la croissance restera au rendez-vous.