C’est le Claire Parsons Quintet qui lance les hostilités en ce jeudi 16 mai. La jeune troupe a été choisie pour entamer la huitième édition du plus important des festivals de musique jazz du Grand-Duché. Pour cette huitième année placée, en théorie, sous le signe du renouveau, a été composée un line0 up éclectique, un peu trop évidente, mais tout de même enthousiasmante. Et tandis que les cinq artistes jouent, les parkings avoisinants se remplissent. Le pianiste hollandais Rembrandt Frerichs arrive ensuite sur scène avec Tony Overwater, contrebassiste, Vinsent Planjer, batteur, et enfin et surtout avec Hermine Deurloo, harmoniciste. C’est que cet instrument assez atypique qu’est l’harmonica chromatique fait sa grande première à Opderschmelz, du moins avec cette importance. Leur jeu est passionné mais peine d’abord à captiver. Vinsent Planjer dynamite la scène avec un solo sans roulement et sans longueur. Rembrandt Frerichs le regarde avec malice, assis en tailleur sur son tabouret. Une odeur de jazz belge se fait sentir, on pense inévitablement à Toots. Une impression confirmée par le dernier morceau, une reprise de Ne me quitte pas.
Autre nouvelle figure de la jeune scène luxembourgeoise, le pianiste Arthur Possing est aussi de la partie. Avec Pierre Cocq-Amann aux saxophones, Sebastian « Schlapbe » Flach à la section basse et Pit Huberty à la batterie, ils interprètent une partie de leur album Four Years, paru l’an dernier. Après une première partie timide, les musiciens étant arrivés sur la pointe des pieds et jouant du bout des doigts, ils gagnent du coffre en interprétant African Dream. Les hurlements du saxophone, semblables à des barrissements, réveillent l’audience qui est encore assez peu réceptive. Dernier concert de la soirée, Enrico Rava qui fête ses 80 ans. Le célèbre trompettiste italien débarque sur scène avec sa jeune troupe, tous ont des styles impeccables, du genre rois de la piste. Ils ne sont pas là pour plaisanter et leur musique vient gifler de plein fouet un public qui avait besoin d’être bousculé. Le pianiste Giovanni Guidi et le tromboniste Gianluca Petrella détonnent. Pas gâteux pour un sou, Enrico Rava déborde d’énergie le temps d’un concert clairement au-dessus de la mêlée et qui atteint son paroxysme sur le titre Theme for Jessica.
Place au deuxième jour de festivités. Le Marly Marques Quintet succède au New Monk Trio de Laurent de Wilde. La voix de la chanteuse leadeuse apaise pour un concert toujours sympathique mais sans éclat. Arrive Kyle Eastwood, attendu et largement commenté. Le concert qu’il s’apprête à donner avec son quintet marque son grand retour à Dudelange. Son jazz post-bop qui swingue et qui fait vibrer les planches du grand auditoire invite l’audience à tapoter frénétiquement du pied. Au micro, dans un français impeccable, il prend le temps de décrire ses choix musicaux. On se pince lorsqu’il parle de son compositeur favori, Ennio Morricone, avant de reprendre le Love Theme de la bande originale de Cinema Paradiso. Dix minutes dantesques s’ensuivent lorsque les musiciens interprètent Boogie Stop Shuffle de Charles Mingus. La contrebasse est en feu. Chris Higginbottom à la batterie excelle. Le quatuor Get The Blessing vient conclure la soirée.
Le lendemain, la poésie est au rendez-vous avec Michel Edelin. Le flûtiste français, 78 au compteur, partage d’abord la scène avec Sylvain Kassap aux clarinettes, Sophia Domancich aux claviers, le nouvel habitué des lieux Stéphane Kérecki à la section basse et Simon Goubert à la batterie. Après un morceau introductif mélodieux mais classique, Edelin explique à l’audience les origines du projet qu’il vient défendre sur scène, Echoes of Henry Cow. Il revient trente à quarante ans en arrière lorsqu’il découvre sur scène Henry Cow, un groupe de rock expérimental tout droit venu de Cambridge. Comme magnétisé par la posture avant-gardiste de la troupe, et par son esthétique faussement désuète, il ne sait alors pas encore que plusieurs décennies plus tard, il rendra hommage à ce « souvenir onirique ». John Greaves, membre du groupe d’origine, a été convié pour l’occasion. Il récite avec passion des vers sous le regard de gamin ébahi que lui lance le flutiste. Durant une montée rythmique, Simon Goubert, en transe, perd une baguette. Edelin transfigure son instrument. Il gémit, s’amuse, chantonne tout en soufflant dans son bois. Il y a forcément de la mélancolie dans son jeu, mais toujours de la malice dans ses yeux. Et on pense à des vers de Victor Hugo repris par Régis Debray dans son ode à la vieillesse, par pour autant anti-jeuniste, Le bel âge (Flammarion, 2013). « Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens. Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière. » C’est que cette édition prouve plus que jamais que les musiciens de jazz vieillissent bien.
Le lendemain, le public, venu là encore en nombre, découvre pour commencer le fruit d’une résidence commune entre le saxophoniste russe Zhenya Strigalev et les dorénavant incontournables Pol Belardi, Jérôme Klein et Jeff Herr. Tele-Port!, c’est le nom donné à cette formation éphémère qui laissait envisager, du moins sur le papier, du bon mais du convenu. Les quatre compères arrivent timidement sur scène. Les premières minutes laissent sceptiques puis Zhenya Strigalev s’empare du micro pour un moment lunaire. Faussement naïf et embarrassé, chacune de ses répliques font mouche. Il laisse d’abord pantois lorsqu’il se perd dans ses explications de morceaux. Le public tombe dans le piège et se prend de sympathie pour ce personnage atypique qui explose au saxophone et qui ponctue ses interventions de « yeah » tordants et de traits d’esprits bien sentis. Jérôme Klein est déchaîné et son jeu, qui est parfois trop sage, étonne autant qu’il réjouit. Pol Belardi sautille et joue à genou. Sa basse groove. Jeff Herr n’est pas en reste. Il donne le la sur Red Circle, composition de son cru. L’audience est convaincue. Il y a bien de la flamme dans le regard de ces jeunes gens.
Autre résidence pour un tout autre style. C’est Pascal Schumacher, lui aussi toujours attendu, qui une heure durant fascine et enthousiasme le public. Là encore, le programme annoncé n’était pas forcément des plus réjouissants, mea culpa, son concert est un sans-faute. Il est seul avec son vibraphone et une petite console sur laquelle il compose des mélodies en direct ou lance des sons pré-enregistrés. Jamais répétitifs, ses morceaux défilent avec harmonie pour former un tout cohérent. La plupart des morceaux n’existent pas encore et n’ont pas de noms, mais l’un d’entre eux, qui a des airs de Veridis Quo des Daft Punk, joue sur les émotions et en vient presque à bouleverser. Cette heure, qui tire tout de même sur la longueur, est une parenthèse surprenante qui prouve que Pascal Schumacher n’a ni besoin d’ordinateurs, ni encore moins d’orchestres entiers pour accoucher d’une bonne musique.
Pour sa huitième édition, le festival démontre lui aussi qu’il vieillit bien. Les plus téméraires restent encore pour la conclusion de l’évènement, un concert de Manu Katché. Les autres sont éreintés par plus de quatorze heures de sets, somme d’un véritable marathon musical. La soirée se termine, comme toujours, à la buvette, puis sur le perron de l’institution. La programmation en dent de scie, avec quelques concerts honnêtement trop légers, a su convaincre les plus sceptiques. Dernier point notable, le travail des techniciens a été impeccable, notamment du point de vu de la lumière, dont l’approche semble avoir été totalement dépoussiérée.