Ian De Toffoli, en collaboration avec Sophie Langevin, s’attaque à un impossible dramaturgique, celui de parler nouvelles technologies, numérique, impalpable donc, sur une scène terre à terre, enracinée dans le réel, palpable et irremplaçable. Là, dans cet amas de sièges vides – covid oblige – quelques chanceux assistent au couronnement de la jeune scène du théâtre contemporain luxembourgeois.Ian De Toffoli aux manettes du texte, chaperonné par Sophie Langevin à la mise en scène, guidant les comédiens, Denis Jousselin, Renelde Pierlot, Luc Schiltz et Pitt Simon (et Garance Clavel en voix), propulsés dans un décor signé Marie-Luce Theis, ajusté sur les créations vidéo et audio respectivement de Anne Braun et Rajivan Ayyappan. Un ensemble de noms qui circulent depuis un moment dans les salles du pays et qu’on retrouve logiquement en ces murs, jubilant à travailler tous ensemble.
Apphuman met en scène quatre experts scientifiques dans ce qui ressemble fort à l’une de ces fameuses, voire pompeuses, conférences TED, discutant, tout en s’adressant au public, de l’avènement des nouvelles technologies dans nos vies quotidiennes. L’objet principal du débat est l’intelligence artificielle, et, comme sur ce point leurs avis divergent, le groupe décide de se livrer à une sorte d’étude de cas, avec la complicité sous jacente du public. Le quatuor invente une « fiction » – pas si fictionnelle hors du théâtre – qui prend pour point de départ la polémique née après un drame de mars 2018 où un taxi autonome, en phase de test pour Uber, avait percuté et tué une femme de 49 ans. La voiture avait délibérément continué sa route, détectant la femme poussant son vélo comme « un faux positif », un obstacle sans danger, un « tas de feuille », comme évoqué dans la pièce. Un événement qui engendra des débats sans fin, et des arguments du type, « toutes ces questions ne sont peut-être pas pour demain… mais pour après-demain », comme avait déclaré le directeur technique de chez Allianz…
Et De Toffoli prend cet « après-demain » dans son viseur. Il sort du drame trois protagonistes, Max, Laurent et Vincent, le groupe d’amis qui occupait la voiture autonome lors de l’accident, et va questionner l’humain face à la domination de la technologie sur nos vies, à tous les niveaux. De cet événement, qui deviendra un jour « fait divers », l’auteur injecte à son récit des préoccupations liées à l’abolition de la vie privée, la surveillance de masse, l’automatisation, l’uniformisation de nos sociétés et l’usage du big data… Pour se demander finalement comment n’exister « plus qu’en chair », comme le revit Laurent dans la pièce.
De Toffoli et Langevin font de ces déjà « vieux débats », leur ligne de bien-pensance pour la pièce. On ne peut que difficilement être en désaccord avec la morale présentée, tout en s’obstinant à consommer de la nouvelle technologie à tout va. Et c’est exactement ce que révèle le texte, avec des protagonistes divisés, allant dans des extrêmes sans trouver de juste milieu, tout en se jouant du théâtre dans le théâtre, faisant se questionner les comédiens eux-mêmes qui viendront conclure en racontant comme une prophétie un mythe ancien.
Apphuman serait le Black Mirror du théâtre moderne, avec un léger train de retard. Quand le cinéma ou le télévision porte ce sujet depuis plus de trois décennies, le théâtre peine à le faire. Là, enfin, une génération se lève pour parler de cet avenir si proche. Qu’apporte alors Apphuman, face à la télévision, aux réseaux, au cinéma ? Justement, ce que le théâtre ne fait que peu, souffrant de beaucoup de traditions : moraliser non pas l’humain en tant que tel, présentement, mais son devenir. Car si le théâtre est constat des maux de notre société, celui du duo Toffoli/Langevin l’est pour l’avenir de notre société, s’apprêtant à affronter une « économie prédatrice ».
Dans cette pièce, nos cerveaux sont broyés à la moulinette, bombardés de notions et concepts, aspirés dans le vortex Apphuman, comme ceux des protagonistes qui expliquent perdre leur création – cette intelligence artificielle déficiente –, mais qui en fait se perdent eux-mêmes dans un trop-plein qui dépasse largement l’homme, lorsque qu’il décide d’aller au-delà de sa condition d’humain… Aussi, si la première se montre ciselée, accusant quelques « glitch » justement face à un texte savant, complexe à jouer comme à comprendre, la pièce montre un potentiel incroyable. Et si le texte torture de questionnements, tourmente d’une morale collante et gluante, s’accrochant à notre esprit, il s’offre pourtant comme un magnifique pamphlet anti-dystopique, nous engageant à arrêter de créer ce monde qui nous détruira.