La vie professionnelle, comme toute communauté de personnes, est marquée par certains rites, dont le moins intriguant n’est pas le « pot de départ ». L’approche de la période estivale est assez propice à la multiplication de ce genre d’événements dotés d’un haut potentiel houellebecquien. Ce qui pourrait être l’occasion de tout avouer à son futur ancien collègue, sous l’effet conjugué de l’alcool à volonté et de la certitude de le côtoyer pour la dernière fois, dans un abandon total et décomplexé des règles de bienséance qui régissent les relations professionnelles, s’avère très souvent un pensum. Quand vous étiez vraiment jeune, durant les études, tout le monde se quittait en juin et les adieux étaient communs. Quand on est vraiment vieux, on n’a pas vraiment l’occasion de participer activement aux célébrations organisées pour son dernier départ. La fenêtre est donc assez courte où l’on peut soit fêter le départ d’une personne qu’on appréciait, en mémoire des bons moments passés ensemble, soit fêter le départ de quelqu’un que l’on détestait. Comment se fait-il qu’une invitation dont on devrait se réjouir se transforme en une pénible épreuve ? L’explication tient en trois ingrédients imparables.
Tout d’abord, la carte. Si les adeptes des cartes postales sont une espèce en voie de disparition, vous ne pourrez pas échapper au petit mot à écrire sur une carte surdimensionnée, parfois accompagnée de feuilles supplémentaires, afin que vous puissiez laisser libre cours à tout ce que vous inspire le départ d’une personne à qui vous n’auriez jamais parlé si vous n’aviez pas partagé le même couloir, dont vous n’avez jamais compris exactement quel était le travail (savoir ce que font de leurs journées un « scrum master » ou un « compliance manager » reste une énigme) et dont vous n’avez jamais retenu le prénom de ses enfants, ni le nombre, ni l’âge ou le sexe d’ailleurs. S’il ne fallait retenir qu’une seule raison de se réjouir de l’avènement de ChatGPT, c’est sa capacité à rédiger un haïku pour saluer le départ à la retraite d’un collègue dont on ne connaît finalement que le nom et le titre (car cela figure dans sa signature électronique). L’option je copie sur le voisin fonctionne aussi, sans oublier les courts mais efficaces « Profite bien de ta nouvelle vie ! », ou « Bonne chance pour ce nouveau départ ».
Plus difficile, le discours. Dans l’hypothèse où il vous revient de le prononcer, il n’y aura pas de voisin sur qui copier lorsque vient votre tour de combiner humour, flagornerie et bienveillance sans passer pour un hypocrite ni un insensible auprès des collègues qui restent. Si vous faites partie du public, il faut résister à l’ennui, ou s’-’arranger pour arriver pile à la fin, au moment des applaudissements, quand le buffet est encore accessible. La pire des positions pour résister à l’épreuve du discours est celle de la personne sur le départ. Pas question de ne pas être au premier rang, de ne pas rire aux mauvaises blagues ou de ne pas sourire aux sous-entendus, tout en gardant en réserve suffisamment d’émotion pour paraître réellement bouleversé par les compliments que votre chef aurait pu vous faire plus tôt s’il avait vraiment souhaité que vous restiez.
Enfin, ultime moment de gêne avant la délivrance et l’accès aux petits fours et aux flûtes de crémant : le cadeau. Peut-être un Bongo ou équivalent, qui ne sera jamais utilisé, par flemme d’organiser un week-end insolite en Finlande, surtout lorsque le dit week-end n’est disponible qu’entre octobre et novembre. Peut-être un stylo Mont-blanc, ou un repas pour deux dans un restaurant à la mode, cadeaux dont le montant absurdement élevé va mettre mal à l’aise celui qui le reçoit et se souvient que les précédents avaient eu droit à une cravate ou un bouquet de fleurs, autant que ceux qui n’y ont contribué que pour deux euros et se demandent s’ils ne seraient pas devenus radins. L’inverse étant tout aussi vrai, sachant que si vous avez glissé un billet de dix euros dans l’enveloppe, et que le cadeau est une boîte de chocolat « Merci », c’est que certains collègues ont préféré prendre des sous dans la cagnotte plutôt qu’en ajouter.
Moralité : nos enfants ont peut-être raison de rêver à devenir influenceur, Youtubeur, photographe de mode, chanteur de K-Pop, champion d’e-sport ou dessinateur de manga. Pas de collègue, pas de réunion et, surtout, pas de pot de départ.