C’est presque par hasard qu’il découvrit la peinture : en ouvrant un livre de l’historien de l’art Louis Hourticq. Quelques semaines plus tard, le jeune garçon réalisait ses premières aquarelles. Puis il ne s’arrêta plus. L’heure de la révolte avait sonné. Dans le milieu catholique dans lequel celui-ci grandit, élevé par un oncle prêtre suite au décès de son père survenu un an après sa naissance, Eugène Leroy (1910-2000) vit dans l’art une façon d’éprouver la liberté. Ce qu’il fit aussi au contact de la lumière de la Flandre et des méandres de l’Escaut, en pleine adolescence errante, tourmentée, enflammée par la lecture de Rimbaud. Souvent littérature et peinture se mêlent chez celui qui fut, par ailleurs, professeur de français et de latin. Un métier qu’il combina avec son activité de peintre pendant plus de vingt ans, jusqu’à ce que la vente de ses toiles lui permette d’assurer définitivement sa subsistance au début des années 60. Comme c’est souvent le cas chez les peintres, Leroy est peu prolixe au sujet de son art. Et lorsqu’il consent à en parler, c’est en se cachant généralement derrière des paravents littéraires, citant Proust, Rimbaud, François Villon, ou encore le philosophe Henri Bergson.
Vient le jour où Eugène Leroy rencontre en 1929 Valentine Thirant, qui deviendra sa femme en même temps que son modèle. La peinture et la vie se confondent dès lors. De Valentine, il aime particulièrement la tendresse de son regard, qui lui évoque les yeux de Hendrickje Stoffels (1626–1663) dans les portraits de Rembrandt. C’est justement sur cette double allégeance – allégeance à l’amour, comme aux grands maîtres de la peinture – que s’ouvre l’ambitieuse exposition « Eugene Leroy. Peindre » qui se tient au Musée d’Art Moderne de Paris jusqu’au 28 août 2022. Dès la première salle en effet, deux séries de portraits féminins se font face, situés l’une et l’autre à chaque extrémité de la carrière de l’artiste. Un écart temporel qui recueille les évolutions d’un labeur acharné, permanent, dans son atelier de Wasquehal. D’un côté se trouvent les portraits de Valentine qu’il réalise à partir des années 1930, dans un style encore hésitant. De l’autre, ceux de Marina, jeune femme qui l’accompagne les quinze dernières années de son existence, tout empreints de la matière épaisse qui le caractérise, dans la filiation de Van Gogh et plus encore de Chaïm Soutine. Là, le sujet est à peine saisissable, disparaissant dans un amas épais de couleurs ayant défait ses contours. Allégeance aux maîtres de l’art ensuite, à commencer par Rembrandt qui fut, étant adolescent, sa révélation, comme il le livre à Bernard Marcadé dans un entretien: « Je dis toujours que c’est Rembrandt qui m’a sauvé. À quinze ans, j’ai trouvé un livre sur lui avec de petites reproductions en noir et blanc. Je n’avais à l’époque aucun jugement esthétique, je ne connaissais d’ailleurs même pas ce mot, esthétique... Cela a été une bouffée d’air frais invraisemblable. Je voyais enfin qu’il pouvait y avoir un monde où il y avait des gens qui étaient bons et forts. » Outre la référence, plutôt transparente, à La Parabole des aveugles (1568) de Pieter Brueghel, figure une belle interprétation de Rembrandt et de sa célèbre Ronde de nuit (1642), que l’on reconnaît ici principalement grâce à la présence d’une figure noire imposante au centre de la composition – le capitaine Frans Banning Cocq, également commanditaire du tableau. Autre inspiration provenant de l’Hollandais: Une Femme au bain exécuté en 1935, et dont Hendrickje Stoffels a probablement été le modèle. La peinture flamande, on l’aura compris, a la primeur de Leroy, qui bénéficia à l’époque d’un passe-droit pour étudier de près directement les œuvres du Palais des Beaux-Arts de Lille, le plus important en France par sa collection après Le Louvre. Au sein de ce musée personnel se trouve une très belle Annonciation d’après Hugo van der Goes, aussi bien que La Tentation d’après Jérôme Bosch. Les autres foyers traditionnels n’en sont pas exclus pour autant. Ainsi de Titien et de Manet, auxquels il reprend la sensualité vénusienne des nus, de Velasquez et de ses Ménines (1656), ou de Giorgione et de son Concert champêtre (1508). Bellini, Courbet, puis Mondrian au terme de sa vie, feront partie de ce panthéon très sélectif.
A côté de ces différentes formes d’affiliation,
Leroy creuse un sillon singulier, constitué de natures mortes (poissons, bouquets de fleurs), de crucifixions, de marines, de portraits et d’autoportraits travaillés sur le long terme. Contrairement au cinéma, dont les conditions de production fixent définitivement les formes de l’objet réalisé, une expérience inédite du temps et de la matière se présente au spectateur, qui perçoit un tableau retouché sur plusieurs décennies par l’artiste (!), où la matière s’accumule, s’épaissit, alourdissant la toile, labourée à la façon d’un paysan. Expérience de la lumière aussi, initialement vouée au clair-obscur sous l’influence de
Rembrandt, avant qu’il ne s’en éloigne pour adopter un dispositif plus personnel – le modèle étant de part et d’autre traversé par deux sources de lumière naturelle opposées. L’entreprise de Leroy échappe enfin à la traditionnelle dichotomie entre figuration et abstraction, ses figures étant continuellement prises dans une tension précaire entre apparition et disparition, leurs existences même mises à l’épreuve de leur dissolution dans la chair des couleurs et de la matière.
Après avoir dévoilé l’œuvre rare de Toyen ou celle, toute aussi confidentielle, de Hubert Duprat, le Musée d’Art Moderne de Paris s’illustre donc, une fois de plus, par la pertinence et la singularité de ses propositions curatoriales. Il fut d’ailleurs la première institution parisienne à consacrer, en 1988, une grande exposition d’envergure à Eugène Leroy.