L’occasion a eu beau s’avérer officielle, avec l’ouverture de l’année France-Portugal, le fait est là. Le Musée Berardo, dans le centre culturel de Belém, à côté de sa belle collection provenant du donateur éponyme, présente une superbe exposition de l’artiste français Gérard Fromanger, mort en juin dernier, et pas question donc pour lui de passer par un séjour plus ou moins long au purgatoire. L’exposition est de taille moyenne, avec quelque 70 œuvres. Il n’en faut pas plus pour faire briller dans toute sa splendeur cet art engagé, c’en est le titre, emprunté en plus à un poème de Fernando Pessoa : Ô énigme visible du temps, que ce rien vivant où nous sommes provisoirement… Gérard Fromanger y a été quand même quelque 80 années, et le moins qu’on puisse dire, il y a été corps et âme, combatif, et en même temps, en tant qu’artiste, ces autres vers du poète lisboète lui conviennent on ne peut mieux : Tout ce qui suggère, ou exprime ce qu’il n’exprime pas/ tout ce qu’il dit ce qu’il ne dit pas/ et l’âme rêve, différente et distraite.
En plus, l’exposition en question a comme commissaire un ami et homologue de Fromanger, Éric Corne, et cela n’est pas pour peu dans son déploiement exemplaire, le choix des séries, travail privilégié de l’artiste, dans le plaisir que le visiteur y prend, celui venant de Luxembourg en particulier en se rappelant l’excellente exposition (il y a bien longtemps, en 2006) au Musée national d’histoire et d’art (dans les collections duquel il ne se trouve pas moins de cinq tableaux de ce représentant de la Narration figurative).
L’entrée en matière à Lisbonne est minimale, mais elle a du poids avec la juxtaposition d’un autoportrait de Fromanger, tout dans les gris, et d’un portrait de femme (Rita) de Giacometti, les deux datant de la première moitié des années soixante. Gérard Fromanger admirait le Suisse, en était proche, et bien représenté à la galerie Maeght ; trop bien à son avis, déjà à la recherche de sa singularité, affirmant vouloir tous les quatre ou cinq ans, tout remettre en question.
D’où justement les séries, les changements de manière, de style diront certains, après les premiers tableaux construits où la peinture s’égoutte, en rouge déjà, ou part en fumée, en bleu. Une chose restera d’un bout à l’autre : l’attention de Fromanger à l’homme, à l’humain, et au-delà à la société. La foule sur les boulevards par exemple où il flâne autrement que Montand, un regard saisissant sur le balayeur immigré, sur les vitrines de luxe, sur les kiosques à journaux et leurs titres. Ailleurs, après un voyage en Chine, sur la foule d’artistes amateurs. C’est le hasard de l’entre-deux des élections françaises, présidentielle, législative, qui donne à telle question de 1974 son actualité : la France est-elle coupée en deux ? ou à telle injonction sa force : Annoncez la couleur ! En mai 68, Gérard Fromanger a été au sein de l’Atelier populaire des beaux-arts, avec Jean-Luc Godard, il a fait un film-tract intitulé Le Rouge, couleur qui s’échappe et coule de plusieurs drapeaux nationaux, comme du sang. Et sur l’exemple de l’IKB, le bleu de Klein, Jacques Prévert de vouloir associer définitivement la couleur au nom du peintre.
Ah ! l’amitié a eu beaucoup de place dans la vie de Gérard Fromanger. Et quel bonheur que ces portraits des proches, peintures ou dessins, avec leur écriture particulière, des traits colorés qui virevoltent sur le papier, sur la toile, se rejoignent, s’agglutinent çà et là, pour saisir avec la plus grande vérité telle personne, personnalité. C’est enjoué, et quel meilleur exemple que le portrait de Michel Foucault, souriant, carrément riant. Le philosophe le lui a bien rendu, caractérisant de la sorte l’art de Fromanger dans son essai de la Peinture photogénique, de 1975 : « Les tableaux de Fromanger ne captent pas d’images ; ils ne les fixent pas ; ils les font passer. Ils les amènent, les attirent, leur ouvrent des passages, leur raccourcissent les voies, leur permettent de brûler les étapes et les lancent à tout vent. »