Deux photographies peuvent servir d’introduction. L’une, très connue, montre Giacometti en train d’allumer une cigarette, les doigts des deux mains près du visage ; l’autre, sur la couverture du livre paru à l’occasion de l’exposition intitulée The morning after, le bras tenu de Douglas Gordon, tenant dans sa main la minuscule Tête de femme (Rita) d’Alberto Giacometti. C’est assez dire le sujet de cette nouvelle exposition de l’Institut, jeux de mains, pour une fois non de vilains, mais de deux artistes, l’un est né dans l’année même, 1966, où l’autre est mort. Pour l’inscrire plus encore dans le temps, dans l’histoire de la sculpture, on ajoutera le souvenir de telles photographies des réserves d’Auguste Rodin à Meudon, avec leurs collections de bouts de sculptures, un fonds inépuisable où se servir. On sait, interdit de toucher aux œuvres, en temps normal, Douglas Gordon a eu plus de chance, il nous en fait profiter.
Les espaces de l’Institut, rue Victor-Schoelcher, sont peu nombreux, de taille réduite. Cela donne à ses expositions leur propre dimension, de l’intimité et du charme. Ces deux derniers aspects se trouvent encore accentués quand on se rend compte qu’il a été donné à Douglas Gordon de séjourner des mois durant sur place. Des cuivres polis, froissés comme des coussins ou oreillers en témoignent, de même un volume de Sartre. Il y a aussi les deux vidéos de l’artiste écossais, l’une d’une extrême légèreté avec des plumes bougeant, voletant dans la pièce qui donne sur le cimetière Montparnasse, l’autre, toujours des bras, des mains, qui se saisissent, s’entrecroisent sur des draps.
Il est cet apport même de Douglas Gordon, se glissant discrètement dans le parcours. Pour le reste, il a pu faire usage de la richesse du fonds. À sa disposition, toutes ces sculptures. Pour la plupart, son choix a été fait pour que, minuscules têtes, bustes, figurines, tiennent justement dans une main, qu’il soit possible aussi de les recueillir, telle une offrande, les deux mains collées l’une à l’autre. Le jeu des mains est très varié : elles attrapent, portent simplement, elles enveloppent, à moins qu’elles n’empoignent. Peu importe, il se crée une atmosphère particulière, mise en évidence d’un geste qui a toujours quelque chose de solennel. Et l’exposition a même comme un objet de dévotion là où le bronze, moulage taille réelle de la main de Douglas Gordon, est recouvert de mouches provenant du Muséum d’Histoire naturelle.
Le livre paru, c’est mieux qu’un simple catalogue, avec ses photos pleine page, ne comporte pas le texte habituel du commissaire. En français et dans sa traduction anglaise, Christian Alandete a préféré écrire une courte pièce, en trois actes, dont les deux artistes et lui-même sont les principaux personnages, avec d’autres protagonistes à côté, comme Sartre, Duras, Messager, les responsables du studio Douglas Gordon et de l’Institut. C’est instructif, c’est bien enlevé, voire divertissant. Nous y apprenons, ce qui n’est pas surprenant pour un sculpteur, que Giacometti ne pouvait pas laisser ses mains en repos un seul instant. Hors des mains, point de salut donc dans l’exposition. Sauf à deux exceptions, du moins pour l’une d’elles, l’Oreille de Giacometti, bronze de Meret Oppenheim, datant de 1933. Pour l’autre, il s’agit, intrusion d’un coup de la verticalité de l’artiste suisse, du plâtre de plus de deux mètres, d’une jambe, de 1958, mais les mains de Douglas Gordon, les revoici, l’attrapent déjà, l’entourent au moins. Il reste, on finit le parcours en revenant sur nos pas et en descendant dans le cabinet des arts graphiques, les vitrines remplies de livres de la Série Noire (et Douglas Gordon, lui, est amateur de films noirs américains). Avec dans leurs pages, une pléthore de dessins de têtes, de bustes des fois, et de façon plus intrigante de la part de l’Ecossais, des photos découpées, rien que des yeux, d’inconnu(e)s. Les deux artistes se rejoignent une dernière fois dans leur constante attention de l’humain, réduit à telle partie, confronté à ce que l’existence a de plus fragile, de plus fuyant.