Au téléphone déjà, pour convenir d’un rendez vous, sa voix est hachurée du bruit de l’effort. Elle parle et déplace un portant d’un coin à l’autre de son stock et c’est au son des roulettes qu’on fixera la rencontre.
Carine Ceglarski ne tient pas en place. Hier restauratrice aux quatre coins de la France, puis assistante vétérinaire, elle est aujourd’hui costumière et habilleuse, pour le théâtre et le cinéma. Tout a commencé sur le tournage de Never die young, le documentaire de Pol Cruchten où les filles de Carine faisaient de la figuration. Elle aide la costumière à habiller les enfants. Redonne un coup de main quand il faut, au besoin. Nous sommes en 2010. Six mois plus tard, elle démissionne du cabinet vétérinaire. Passionnée de sape et de fripe, « mais surtout pas de mode », rit-elle, la jeune femme enchaîne alors les films, passe de la préparation en coulisses au plateau des co-productions luxembourgeoises : Au bonheur des ogres (Nicolas Bary, Bidibul, 2012), La confrérie des larmes (Jean-Baptiste Andrea, Red Lion, 2013), Le goût des myrtilles (Thomas De Thier, RL, 2014) ou encore Les brigands (Pol Cruchten & Fränk Hoffmann, 2015). Carine se professionnalise, apprend sur le tas. Repasse un col, coud un bouton, coupe un fil qui dépasse. Apporte un corsage sec pour refaire une prise. Là, elle voit comment un costume, pour un film, dépend surtout du budget et des réseaux : acheter ici, louer là, refaire à l’identique avec une étoffe différente. Faire un lien, parfois délicat, entre les créateurs d’univers et ceux qui les financent. C’est un business, mais ce qui l’intéresse est ailleurs.
Rien que d’en parler, elle a les yeux qui pétillent, une sincérité qui se mesure même en kilowatts au vu des poils qui se hérissent sur ses bras. « Un réalisateur, sur un plateau, il voit son bébé prendre forme, tu te rends compte, c’est énorme, tu ne peux pas lui en vouloir d’être un peu excentrique ou d’être excité ». Une excitation partagée, recherchée même. Elle se souvient par exemple de discussions infinies avec le réalisateur du court-métrage Roxy, Fabien Colas. Carine ne compte pas ses heures, mais attend d’un réalisateur ou d’une réalisatrice qu’il se livre, qu’elle s’ouvre, lui exprime toutes ses idées. Partager la vision d’un personnage, son ici et maintenant à travers une scène, même si, lorsqu’elle est embauchée comme habilleuse, elle n’est là que pour vêtir ceux qui sont nus.
L’excitation glisse vers l’émotion quand on parle du théâtre, où elle officie depuis trois ans. Ici et plus qu’ailleurs, « l’habit fait le moine », répète plusieurs fois Carine en souriant. Le travail avec le metteur en scène est plus intime, elle aime se faire raconter d’où viennent les personnages, la façon dont il va se mouvoir sur les planches. L’habilleuse est la dernière à accompagner le comédien avant son entrée sur scène, la première à l’accueillir à sa sortie. Il s’agit d’être discrète, efficace et s’avoir s’adapter à chacun. Du trac, des larmes, des petites manies... Carine parle des comédiens avec une certaine déférence, une admiration certaine. Les poils se hérissent à nouveau quand elle se souvient de certaines performances, touchée et inspirée par l’intensité qui peut se dégager d’un corps.
Dans les loges, elle est parfois dans le détail. Dans Gier.14, mis en scène par Stefan Bastians, elle assiste Kathelijne Schaaphok et doit trouver des masques à gaz. En plus des reproductions contemporaines foisonnant dans les surplus militaires, elle en dégote un authentique, que l’acteur de veut plus lâcher. L’odeur, l’histoire de l’objet, voilà ce qui rend Carine si loquace : « Le spectateur ne va pas forcément s’en rendre compte, mais le comédien, si ! Ça va influencer sa façon d’appréhender son personnage, sa façon de jouer. Tu sens ? Ça sent le vieux, l’usé. Tu ne peux pas faire semblant ».
Et ce souci d’authenticité se retrouve dans sa dernière collaboration, pour Kveldulf, l’opéra métal écrit par Jean-Michel Treinen et mis en scène par Claude Mangen, avec qui Carine venait de travailler pour la revue musicale Frou Frou. Loin de la dentelle, cette fois : joué au début du mois sur une scène flottante et les berges de la Sûre, les personnages (interprétés entre autres par Max Thommes et Serge Tonnar) sont des vikings assoiffés de liberté et de sang. Après avoir étudié les personnages, leur façon de se tenir, leurs habitudes, la costumière se met au travail. Elle a onze costumes à créer intégralement, avec les accessoires. cinq jours au minimum par personnage : « On a feutré de la laine, utilisé des vraies peaux de moutons, fait tailler les casques, qu’on a meulé, soudé... ! ». L’excitation, toujours.
Malgré la fatigue, elle s’enflamme encore, montre son stock, dans lequel elle pioche continuellement, pour des projets ponctuels : parade avec des enfants, publicité pour un supermarché, court-métrage sans trop de budget... Dan, son mari, travaille avec elle dans cette masse d’étoffes constituée au fil des années, perpétuellement en mouvement. Aujourd’hui, ils ramènent des chapeaux à strass. Les yeux de Carine recommencent à briller lorsqu’elle effleure des vestes de créateurs qu’elle vient de récupérer : indéniablement, elle est déjà en train d’imaginer à qui les mettre.