Jos Lauer était un vrai Luxembourgeois. Luxembourgeois de souche et Luxembourgeois de conviction, il aimait son pays et se sentait l’âme luxembourgeoise. Jos Lauer était en même temps un nazi de la première heure, un nazi authentique, devenu nazi par patriotisme.
Il ne se sentait pas coupable. « Ich kann mir nicht denken, dass ich durch meine politische Tätigkeit mich des Landesverrats schuldig gemacht habe. (…) In meiner Einstellung meiner Heimat gegenüber, brauchte ich mich nicht umzustellen, weil ich nie Antiluxemburger war. » Il n’avait pas trahi, il n’avait pas changé, il était resté ce qu’il avait toujours été.
Jos Lauer appartenait à la promotion des directeurs d’école nommés par l’occupant, comme l’inspecteur Staar, le pédagogue de la revue Schule und Scholle et l’inspirateur du mouvement des « Landschullehrer », comme P. J. Müller, le fondateur du mouvement des auberges de jeunesse et auteur des Tatsachen aus der Geschichte des Luxemburger Landes, comme Alphonse Foos, le compositeur et biographe du poète national Nikolaus Welter. Comme eux, il n’a fait que son devoir, il a servi, avec politesse et loyauté.
« In dem von mir geführten Betriebe herrschte stets das beste und freundlichste Einvernehmen zwischen meinen Mitarbeitern und mir, ganz gleich welcher Weltanschauung dieselben angehörten. (…) Ich habe nie einen Menschen schikaniert oder auch nur provoziert. Durch meine Schuld wurde kein Luxemburger verhaftet. Den deutschen Gruss habe ich ausserhalb dem Werk nicht, d. h. nur bei Parteigenossen ausgeführt. Im Werk selbst hielt ich darauf, dass der deutsche Gruss mit erhobener Hand ausgeführt wurde. (…) Gegen die Luxemburger war ich nie eingestellt. Ich sah vielmehr meine vornehmste Aufgabe darin, unnötige Härten zu vermeiden. (…) Den grossen politischen Versammlungen habe ich immer beigewohnt. An den Propagandamärschen nahm ich teil, soweit es sich um feierliche Veranstaltungen handelte. »
Les témoins confirment cet auto-portrait un peu flatteur. Il aurait été un idéaliste, il n’avait pas d’ennemis, il était toujours prévenant et serviable, laissait parler les gens, se contentait d’argumenter, ne tenait pas compte des dénonciations. Il avait une attitude paternelle, était très qualifié, un peu méticuleux. Lorsque le concierge a roué de coups un garnement nazi trop insolent et que le père est venu en uniforme pour porter plainte, il a étouffé l’affaire. Lors de la grève de septembre 1942 il a remplacé les professeurs Jos. Weydert et Ferdinand Pescatore sans rien dire et il n’a pas fait état des élèves absents, proclamant que l’ordre régnait dans son école. Un collègue résistant regretta après coup : « Es ist dauerschade, dass L. sich so in diese Weltanschaung hinreissen gelassen hat, denn der Arbeiterschaft geht mit ihm ein Ideal von Vorgesetzten verloren. » Les nazis allemands avaient une opinion tout aussi positive de lui. Il aurait participé malgré ses 53 ans à tous les « Propagandamärsche » de la « Volksdeutsche Bewegung ». « Sein Verhalten ist als vorbildlich zu bezeichnen, fleissig und beliebt, cholerisch (?), sehr kritisch, politisch einwandfrei und zuverlässig. »
Jos Lauer est né à Bettembourg en 1897. Il a réussi son examen de fin d’études secondaires en 1915 en pleine guerre et il était tout à fait naturel qu’il choisisse une université allemande, Aachen, pour y suivre des études d’ingénieur. Il est en stage chez AEG à Berlin, quand éclate en mars 1921, ce qu’il appelle la « grève des communistes ». Répondant à un appel du gouvernement Severing, il participe comme beaucoup d’ingénieurs à un service d’urgence permettant de rétablir la production de gaz et d’électricité. Comme eux, il pense qu’un « système national et socialiste » serait nécessaire pour empêcher que les différents membres d’un même peuple ne s’affrontent.
En 1922 Lauer rentre à Luxembourg. Il est employé par la SOLPEE, la filiale d’AEG, épouse Alice Bosseler, la sœur du directeur de l’usine de Dudel-ange, et fonde une famille. En 1932, tout bascule. Il est licencié dans le cadre d’une réduction d’effectifs liée à la crise économique. Après 18 mois de chômage il est engagé fin 1933 comme chargé de cours à l’École des Artisans de Limpertsberg et affecté au « Technikum ».
Les chemins de Jos Lauer et de Pierre Schmit, dont nous avons parlé dans un précédent numéro1, se croisent. Lauer quitte la SOLPEE un an avant que Schmit arrive, les deux ingénieurs ne se ressemblent pas. Lauer ne s’intéresse pas à la littérature et il ne fait pas de politique, sauf s’il s’agit de défendre l’ordre et de servir le pouvoir. Son horizon se rétrécit à sa carrière professionnelle et, comme tous les ingénieurs-professeurs du « Technikum », il est mécontent. Le gouvernement leur refuse le statut de fonctionnaire, ils sont payés au salaire d’un ouvrier et restent sans droits de pension.
C’est en 1915 que Paul Eyschen, le premier ministre de l’époque, avait recruté l’ingénieur Emile Oberlinkels pour mettre en place les « Cours supérieurs techniques », une école d’ingénieurs-techniciens. L’économie luxembourgeoise était à ce moment dans l’orbite du « Zollverein » et il était dans l’ordre des choses pour le jeune et brillant Oberlinkes ingénieur de se considérer au service de la Grande Allemagne et de se proposer même comme volontaire de la « Reichswehr ». En 1934, Joseph Bech considéra l’ingénieur Charles Roger, homme de confiance de l’Arbed, comme plus capable de diriger l’École des Artisans selon les besoins de la sidérurgie que ce « petit Hitler ». Oberlinkels se vanta de ce qualificatif et envoya en 1938 son fils parfaire son éducation au « Arbeitsdienst » avant de le laisser partir comme volontaire au front de l’Est, où il tomba en héros. Lauer organisa l’hommage funéraire à l’École des Artisans.
En 1936, Lauer fait partie avec le ministre Dupong, le conseiller Putz et le professeur P.J. Muller de la délégation luxembourgeoise qui participe à Hambourg au congrès de l’organisation nazie « Kraft durch Freude ». Ce premier contact direct avec le IIIe Reich lui permet de se rendre compte du miracle économique allemand, du fonctionnement de la « Deutsche Arbeitsfront » et du principe « der Arbeits- und Leistungsgemeinschaft zwischen Betriebsführer und Arbeiterschaft » en invoquant le caractère officiel de sa mission.
Lauer appartenait à l’aile droite du parti de la droite qui refusa en 1937 la coalition avec les socialistes. Nous connaissons très mal cette opposition à la direction Dupong-Origer, les historiens du Parti chrétien-social étant muets à ce sujet. Nous savons seulement que Pierre Grégoire continua à animer avec Batty Esch un courant « national-catholique » rêvant d’un État autoritaire sur des bases corporatistes et que Pierre Frieden affirma en 1942, sous la contrainte, avoir fait partie avec l’ingénieur Lauer et le pharmacien Mergen de cette opposition qui voulait empêcher le Luxembourg d’être submergé par l’ « Überfremdung », une invasion étrangère qui n’était pas celle de l’Allemagne nazie, mais celle des réfugiés juifs et autres apatrides2. Mergen, Oberlinkels, Lauer fréquentaient assidûment le « Braunes Haus » et la « Gesellschaft für deutsche Literatur und Kunst ». Les filières de connivence se mettaient en place avant l’arrivée des chars allemands.
Lauer était présent le 19 mai 1940 lors de la toute première réunion au café Herber de ce qui allait devenir ensuite la « Volksdeutsche Bewegung » et Martin Fromes le cite au numéro trois du noyau des douze fondateurs qui se réunirent les semaines suivantes aux cafés Bernardy et Holländer. Lors de ces réunions Lauer s’oppose au journaliste Camille Dennemeyer qui avait rédigé un manifeste, dans lequel il attaquait, « in ungebührlicher Weise » la personne de la Grande-Duchesse, du Prince Félix et du Prince Héritier Jean. Pendant une réunion particulièrement tumultueuse il est menacé physiquement par ce même Dennemeyer. Isolé, il se retire momentanément du cercle des combattants de la première heure.
Un mois avant le Gauleiter, Schmithüsen, professeur de géographie à l’Université de Bonn et auteur d’une Geographie des Luxemburger Landes qui étudie les condititions climatiques, géologiques, économiques et ethniques du Grand-Duché arrive au Luxembourg pour préparer la mise en place du nouvel ordre. Lauer accompagne et conseille Schmithüsen dans ses démarches auprès des Luxembourgeois favorables à l’Allemagne. Il organise une réunion avec le pharmacien Mergen et l’historien Josy Meyers qui se termine par un demi-échec. Si Mergen est encore réticent à l’idée d’une annexion et plaide pour une « luxemburgische Heimatfront », Meyers qui avait participé aux activités de la « Westforschung »3 et fait venir au Luxembourg tant de conférenciers allemands, se soustrait habilement à toutes les sollicitations. C’est Schmithüsen qui impose le professeur Kratzenberg à la tête de la « Volksdeutsche Bewegung » et écarte progressivement Dennemeyer et les fascistes de la première heure, donnant satisfaction aux collaborateurs conservateurs.
Lauer choisit, comme Mergen et Oberlinkels, la collaboration. Il se justifiera plus tard par la vacance du pouvoir due au départ du gouvernement. Il fallait que quelqu’un assume l’intérim et gère les affaires dans le nouveau cadre, il collabore par procuration, il sera l’aile chrétienne-sociale du nouvel ordre, garantira une certaine continuité et une certaine légitimité. Il paye l’impôt pour l’Église, ne rompt pas avec ses anciens amis, rend service s’il le peut, protège en septembre 1942 Ferdinand Pescatore qui avait voulu faire grève, sort de prison Meyers et Frieden qui avaient renvoyé leur carte de la VdB.
En juillet 1941, Kratzenberg cherchait des personnalités pour faire une profession de foi en faveur de la Grande Allemagne. « In Frage kämen nicht Leute, deren prodeutsche Stellungnahme der Öffentlichkeit gegenüber festliegt, z.B. nicht Oberlinkels, Lauer, Reckinger, usw., auch nicht stadt- und landbekannte Gegner des Anschlusses; in erster Linie solche, die sich den reichsdeutschen Stellen gegenüber als Freunde des Anschlusses bekennen, den Luxemburgern gegenüber aber nicht den Mut zu einer solchen Erklärung gefunden haben, ja eher sich als Frankophile oder luxemburgische Autonomisten gebärden. Sie sollen Farbe bekennen. Ich habe mich im selben Sinne beispielsweise an Nik. Welter, Hein, Hess, usw. gewandt. » Lauer s’est compromis, mais il peut encore servir comme intermédiaire.
Lauer ne refuse jamais quand on lui propose un poste ou une mission. Il est nommé tour à tour « Distriktorganisationsleiter », puis « Leiter des Ehrengerichts der VdB », il est l’un des premiers Luxembourgeois à être admis, début 1941, au NSDAP. Lors de la grève d’août 1942 il assure la permanence au « Propagandaamt », rue du Marché aux Herbes. Ces postes sont loin d’être uniquement honorifiques. Il remplit des fiches, fait des rapports, désigne ceux qui « offrent les garanties nécessaires ». Manifestement les Allemands lui font confiance. Fin 1942 il est nommé, « par l’Arbed », directeur de l’ « Institut Emil Metz », Il a enfin obtenu la consécration sociale qui lui manquait tant.
En tant que directeur, Lauer accorde beaucoup d’attention au maintien des traditions. À Pâques l’école se rend en procession, in corpore, à l’église de Weimerskirch pour assister à un office pour la fondatrice de l’Institut, Madame Emile Metz. Il arbore dans l’école les insignes allemands, mais ajoute les armoiries des localités luxembourgeoises ayant eu une sidérurgie et décore les murs d’une grande image de Jean l’Aveugle. Lors des allocutions il ne manque jamais de faire référence à la patrie luxembourgeoise et à l’histoire luxembourgeoise. « Als Gedichtvorträge wurden ausschliesslich Werke von Nikolaus Welter, insbesondere aus dem Hochofen, vorgetragen. « Ausserdem wurden bei Festlichkeiten auch luxemburgische Weisen gesungen. »
Lauer empêche qu’un film sur la Fête de l’indépendance ne soit remis au « Propagandaamt ». Il fait la collecte des objets anciens qu’il remet à Josy Meyers au Musée, les armes des anciens officiers luxembourgeois qu’il évacue de la direction de la police, la collection d’armes de la famille grande-ducale qu’il récupère au château de Colmar-Berg, les cadeaux (« Sattel- und Zaumzeug ») que la Grande- Duchesse a reçus de l’Empereur d’Éthiopie, les « Galalivreen des Grossherzoglichen Hauses ». « So habe ich immer darauf gehalten, dass alte luxemburgische Erinnerungsstücke dem Lande erhalten bleiben sollten. »
Jos Lauer a cru à la victoire allemande jusqu’au débarquement allié en Normandie en juin 1944. Le 1er septembre 1944, une semaine avant l’arrivée des troupes américaines il quitte son domicile, avec l’intention de se rendre aux autorités, « so bald der bei politischen Umwälzungen übliche Trubel mit seinen unvermeidlichen Härten abgeebbt sein würde. » Il avait donné sa parole d’honneur à son beau-frère, le directeur de l’usine de Dudelange, et il a tenu parole. Le 27 octobre il s’est rendu aux autorités légitimes, convaincu qu’il avait bien mérité de la patrie.