L’année 2014 est fort chargée sur le plan commémoratif. Entre le 175e anniversaire du grand-duché du Luxembourg et le Centenaire de la Première Guerre mondiale, 2014 constitue une belle occasion pour se pencher sur la question du rapport entre présent et passé.
Le discours de Michel Pauly à l’occasion du 175e anniversaire du grand-duché a montré combien les gouvernements de 1939 et de 1989 avaient récupéré les commémorations à des fins politiques. Le choix même de la date à célébrer (à savoir 1839 plutôt que 1815 ou 1830) relevait d’une décision politique plutôt que d’une décision historiographique. En 1939, il s’agissait avant tout d’affirmer le caractère indépendant du Luxembourg face aux visions annexionnistes de l’Allemagne nazie. Quoi de mieux dès lors que d’organiser des festivités en grande pompe qui seront célébrées jusque dans les plus petits villages du pays. Dans un contexte de poussée nationaliste, les festivités de 1989 revêtent une dimension politique elles aussi. Le discours de Gilbert Trausch – célébrant l’image d’une nation homogène qui a su résister à l’Occupant nazi durant la Seconde Guerre mondiale et ainsi aboutir en tant que nation – vise aussi à rassurer une population inquiétée par une hausse de l’immigration et un taux de natalité décroissant.
Les festivités de 2014 ont été d’un tout autre style que celles d’il y a 75 ou 25 ans. Leur austérité aurait eu de quoi enchanter le FMI. Aux précédentes festivités pompeuses, joyeuses et pleines de liesse populaire a succédé cette année un événement très localisé et finalement assez peu festif. Pour reprendre les paroles d’Astrid Lulling à propos de la commémoration de 2014, les fanfares locales fêtent plus somptueusement leurs anniversaires. Force est donc de constater que le gouvernement actuel, contrairement aux précédents, n’essaie pas de récupérer cette commémoration à des fins politiques. Les festivités de 2014 montrent que le Luxembourg ne semble plus avoir besoin d’asseoir son indépendance face à ses voisins qui le reconnaissent désormais comme partenaire à part entière dans une Union Européenne qui assure l’indépendance de ses États membres. Il a été permis à Michel Pauly de relativiser dans son discours le choix même de la date qui fut commémorée et de questionner les concepts de nation et de nationalité. La nature de ce discours ainsi que le fait qu’il ait été réservé à un membre de l’Université du Luxembourg, indépendante du pouvoir en place, semble démontrer que le devoir d’histoire a pris le pas sur le devoir de mémoire. Le nouveau gouvernement a le mérite d’avoir cautionné ce passage.
Les discussions actuelles autour de la création d’un Institut d’histoire du temps présent vont dans ce sens également. La ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) a présenté cette création comme l’une des priorités de son mandat tout en déclarant que « les temps où l’histoire était dictée par la politique sont révolus ». Le fait que le gouvernement continue de soutenir financièrement des projets de recherche comme celui de Vincent Artuso sur la question du rôle de la Commission administrative durant la Seconde Guerre mondiale, notamment dans la déportation des Juifs, va dans ce même sens.
Le nouveau gouvernement devrait donc avoir l’ensemble de la communauté scientifique (du moins du domaine de l’histoire) derrière lui. Il n’en est cependant pas ainsi, et ce pour plusieurs raisons. Parallèlement à ces évolutions accueillies positivement par le monde académique, le gouvernement a pris des décisions qui font froid dans le dos à quiconque pratique un métier lié à l’histoire. D’une part, il y a la question peu médiatisée de la diminution du budget quadriennal de l’Université de cent millions d’euros (!) (à savoir vingt pour cent du budget total) dont les conséquences se font d’ores et déjà sentir. En prévision de ces mesures d’austérité, la direction de l’Université a en effet engagé des négociations avec les délégations syndicales en vue de diminuer de manière drastique les salaires de tous les chercheurs et collaborateurs scientifiques nouvellement engagés avec un CDD, information qui a depuis été relayée par le woxx. L’impact d’une telle décision, si elle se confirmait, aurait des conséquences néfastes pour la recherche scientifique – tous domaines confondus – au Luxembourg. D’autre part, il y a la fameuse question de l’annulation de l’exposition sur la Première Guerre mondiale qui, elle, a été largement relayée par les médias. Avant d’entrer plus en détails dans cette question, penchons-nous plus longuement sur cette histoire de la Première Guerre mondiale.
L’histoire du Luxembourg pendant la Première guerre mondiale est une histoire complexe et mal connue, même par les historiens. Les années 1914-18 constituent pour le Luxembourg une période d’instabilité politique accrue marquée par des crises sociales et des changements de gouvernements successifs. Si les différents gouvernements insistent régulièrement sur le statut de neutralité du pays – tel que défini par le Traité de Londres de 1839 –, les puissances de l’Entente vont lui reprocher son alliance économique avec l’Allemagne (Zollverein) et la mise à disposition de son industrie sidérurgique et de son réseau ferroviaire au service de l’effort de guerre allemand. Cet argument va d’ailleurs leur servir à justifier les bombardements aériens sur le pays ainsi que le refus d’accès à l’aide au ravitaillement en vivres par les États-Unis.
L’occupation du territoire luxembourgeois par les troupes allemandes est tout aussi ambigüe. Si le Septemberprogramm du chancelier allemand Bethmann-Hollweg prévoyait déjà une intégration du Luxembourg en tant que Bundesland dans le Reich, les dénominations du territoire (qui varient au long des années de guerre) se veulent toutefois plus nuancées : on parla d’un von deutschen Truppen besetztes ausländisches Gebiet, d’un Kriegsschauplatz ou encore d’un Durchgangsgebiet. Pour affirmer leur souveraineté nationale, les députés de la Chambre n’hésiteront pas à parler d’« occupation pacifique ». À partir de 1915, une Militärverwaltung allemande cohabite sur le territoire avec des autorités civiles luxembourgeoises. Cette cohabitation entre deux pouvoirs séparés va cependant se heurter petit à petit aux exigences de la guerre et la souveraineté luxembourgeoise (affichée par les deux côtés) sera par moments toute relative. L’occupation, avant d’être un concept juridique, est toutefois avant tout une rencontre entre des personnes. L’historiographie en sait très peu sur les hommes et les femmes qui occupèrent le pays (même le commandant en chef des troupes allemandes, Karl Richard von Tessmar, reste un personnage très méconnu). Les relations entre occupants et occupés ont trop souvent été réduites par l’historiographie traditionnelle aux contacts que la Grande-Duchesse Marie-Adélaïde a eus avec les autorités allemandes et notamment à sa rencontre avec l’empereur allemand Guillaume II en 1914. Il faut cependant savoir que durant les quatre ans de guerre, 5 000 soldats furent stationnés en permanence sur le sol luxembourgeois. Ces personnes ont cohabité avec la population locale au quotidien, de manière parfois conflictuelle mais pas toujours. Les soldats participent à la vie sociale – tant en ville qu’en campagne – et le gouvernement doit veiller tout au long des années de guerre à ce que sa population s’abstienne de tout geste hostile envers l’occupant.
La notion de guerre elle-même est ambigüe pour décrire l’expérience luxembourgeoise de 1914-18. Car s’il n’y a pas eu d’affrontements directs entre les armées ennemies au Luxembourg, cette guerre accompagna la population dans son quotidien. D’une part, l’exposition permanente au Kriegsdonner fait des Luxembourgeois des témoins auditifs de cette guerre et l’arrivée au Luxembourg des soldats blessés – et avec eux les images des conséquences d’une guerre d’une violence inouïe – en fait des témoins visuels. D’autre part, les bombardements aériens, mais aussi et surtout la crise du ravitaillement font que la population subit les conséquences de la guerre au même titre que les pays en guerre, alors que le Luxembourg ne figure pas parmi les belligérants. Le Luxembourg connaît d’ailleurs à partir de 1917 la même « fatigue de guerre » que les pays en guerre.
Dès l’immédiat après-guerre, la mémoire collective de la Première Guerre au Luxembourg devient une mémoire conflictuelle et ambiguë, et ce malgré une politique mémorielle active visant à placer le Luxembourg aux côtés des Alliés (en insistant sur sa neutralité violée par l’Allemagne, ainsi que sur le rôle des volontaires luxembourgeois dans les armées belges et françaises). En matière de mémoire, le Luxembourg se distingue donc de ses pays voisins (au moins en ce qui concerne la Belgique et la France) pour lesquels le souvenir de la Première Guerre mondiale permet de commémorer une certaine unité nationale : au grand-duché, cette mémoire se divise entre germanophiles et francophiles, entre paysans et ouvriers, entre républicains et monarchistes…
L’histoire ambigüe de la Gëlle Fra et le caractère non-officiel des commémorations du 11 novembre (armistice) témoignent de cette ambigüité. La Première guerre mondiale se retrouvera d’ailleurs après 1945, sur le plan mémoriel, dans l’ombre de la Seconde Guerre mondiale qui s’est rapidement imposée en tant que matrice mémorielle et historiographique pour donner sens au XXe siècle1. Aujourd’hui, le centième anniversaire de la guerre semble toutefois avoir réveillé l’intérêt pour cet épisode mal connu de l’histoire du Luxembourg. En témoignent notamment les 300 personnes présentes (ainsi que la petite centaine de personnes qui s’est vue refuser l’accès, faute de place) lors de la présentation du livre de l’historien australien Christopher Clark – The Sleepwalkers – à l’Institut Pierre Werner en février dernier.
Si ce nouvel intérêt ainsi que l’ambigüité et la méconnaissance de cette histoire en font un sujet particulièrement attrayant pour les historiens, ces facteurs ne facilitent cependant pas sa mise en récit dans le cadre d’une exposition. La plupart des expositions dans les pays environnants optent d’ailleurs pour un master narrative simple. Au Luxembourg, une telle approche ne serait tout simplement pas possible, ou du moins pas historiquement correcte. Mais transformer un contenu thématique complexe en exposition demande un réel travail de réflexion sur la scénographie et l’espace. Le projet initialement prévu par l’Université prévoyait d’ailleurs une collaboration avec des scénographes afin d’assurer que la complexité et l’ambiguïté du sujet seraient maintenues dans un récit néanmoins accessible au grand public.
L’annonce de l’annulation de l’exposition sur la Première Guerre mondiale au Luxembourg, prévue pour juillet 2015 au Musée Dräi Eechelen, a mis fin à toute collaboration en ce sens. Cette décision, suivie par une débâcle communicationnelle, a fait couler beaucoup d’encre, même au-delà des frontières du pays. La somme désormais symbolique des 256 000 Euros initialement prévue pour ce projet constituait une garantie pour les historiens et historiennes engagés dans ce projet, de pouvoir traiter le sujet dans toute sa complexité, sans devoir faire de concessions sur le plan du contenu. Les alternatives d’expositions que le gouvernement propose depuis semblent difficilement conciliables avec ces mêmes principes. D’abord, l’idée, en soi tout à fait pertinente, d’une exposition transfrontalière avec des partenaires de la Grande Région aurait nécessité un temps de préparation et de concertation tel qu’il semble impossible de le réaliser avant la fin des commémorations. Ensuite, l’idée d’une exposition itinérante pour les écoles pose également des problèmes à plusieurs égards. D’une part, une exposition destinée exclusivement à un si jeune public semble passer à côté de ce qu’exige un tel sujet, vu l’absence généralisée de cet événement dans la mémoire collective. D’autre part, il semble que le budget requis pour le transport et le montage d’une structure amovible et adaptable aux différents lieux serait justement mieux investi dans un projet de qualité ayant l’ambition de traiter le sujet dans toute sa complexité, sans que cela se fasse aux dépens de l’accessibilité.
Le centième anniversaire de 1914 aurait pu (et peut toujours) constituer l’occasion de faire la lumière sur cet épisode mal connu de l’histoire du Luxembourg. Le retentissement d’une exposition d’envergure serait naturellement beaucoup plus grand que celui de publications scientifiques dont le public se limite généralement au monde académique lui-même. Les expositions Et wor alles net sou einfach et Le grand pillage au Musée d’histoire de la ville de Luxembourg ont prouvé l’utilité d’une telle entreprise dans le cas de la Seconde Guerre mondiale. Pour la Première guerre mondiale, une telle exposition permettrait d’en faire de même et de susciter ainsi la réflexion et le débat autour de cette guerre qui a eu un impact très important sur l’histoire du Luxembourg d’un point de vue politique, économique, social et culturel.
La légèreté avec laquelle le gouvernement a pris la décision d’annuler cette exposition (du moins sous sa forme initialement prévue) ainsi que son refus de voter l’amendement budgétaire proposé par l’opposition semblent être en contradiction directe avec ses prises de position en faveur d’une séparation stricte entre histoire et politique. Le véritable paradoxe est que le gouvernement plaide pour une historiographie critique et indépendante dont il veut se faire le défenseur – rupture qui s’est en réalité opérée depuis de longues années –, mais qu’il remet en question des projets qui se donnent cet objectif même. Car si effectivement le nouveau gouvernement dit privilégier le travail d’histoire au travail de mémoire, il ne devrait pas oublier que celui-ci ne peut se réaliser sans financement stable et indépendant. À lui de prouver désormais qu’il ne se contente pas d’actes symboliques dans le domaine de l’histoire, mais qu’il est prêt à soutenir concrètement les projets qui constituent une réelle plus-value dans la Geschichtsaufarbeitung luxembourgeoise. La balle est dans son camp…