En ces temps d’insécurité financière, lorsqu’on parle de mécénat culturel, on songe immédiatement au groupe énergétique allemand E.ON venant de mettre aux enchères un Jackson Pollock, pièce majeure de la collection de l’entreprise et d’une valeur de 14,7 millions d’euros, afin de pouvoir poursuivre son engament culturel. On pense aussi à la ville de Detroit qui souhaite procéder à la vente de la collection du Detroit Institute of Arts (estimée par Christie’s à une valeur de entre 326 et 622 millions d’euros) afin de pouvoir honorer une partie de ses dettes. Ces cas incitent à une réflexion sur la valeur sociale d’une collection d’art et sur la nécessité de son indépendance politique et financière. Si en Europe et aux États-Unis, le monde de l’art ressent fortement les effets de la crise depuis 2009 (restrictions budgétaires, voire fermetures, des musées et institutions culturelles, réduction du nombre d’emplois, diminution de ventes pour les artistes et du mécénat culturel), on connaît dans d’autres régions du monde une tendance inverse : construction du Louvre et du Guggenheim Abu Dhabi ou encore don exceptionnel de 1 463 œuvres d’art chinois (d’une valeur d’environ 151 millions d’euros) du collectionneur suisse Uli Sigg lié à une vente presque symbolique de 47 œuvres (18 millions d’euros) au nouveau musée M+ à Hong Kong.
Au Luxembourg, on a jadis connu des exemples similaires avec les legs des collections privées de Jean-Pierre Pescatore, Leo Lippmann et Eugénie Dutreux-Pescatore à la Ville de Luxembourg, qui sont à l’origine des collections de la Villa Vauban. Dans le contexte des dons extraordinaires, il convient aussi de relever la collection The Family of Man d’Edward Steichen, dont la dernière version complète fut offerte, sur le vœu de l’artiste, au Luxembourg par le gouvernement américain et qui constitue aujourd’hui non seulement une des valeurs artistiques exceptionnelles du pays, mais aussi une attraction touristique du fait qu’elle est connue mondialement.
Qu’en est-il aujourd’hui des donations d’œuvres ou d’objets artistiques et historiques, qui sont l’une des formes du mécénat culturel les plus spécifiques, au niveau national ? Les donations ou legs généreux d’une collection importante à une institution se font plus que rares. On peut néanmoins distinguer entre trois grandes formes de donations : celles accomplies par des individus (artistes, héritiers ou collectionneurs privés), celles qui sont l’œuvre d’une association ou d’une fondation et celles exercées par des entreprises privées. Parmi les héritiers qui offrent de leur vivant ou par voie de testament des œuvres d’art à un musée, on peut citer à titre d’exemple la veuve de Frantz Seimetz et sa donation à la Villa Vauban ou de la fille de Jean Schaack et son don au Musée national d’histoire et d’art. Les artistes vivants s’adressent (parfois avec le soutien de leurs galeries) aux musées d’art contemporain, notamment le Mudam. Ce dernier a pu enrichir sa collection grâce à des dons de la part d’artistes comme Maarten Baas, Raffaella Spagna & Andrea Caretto, Wesley Meuris, Art Orienté Objet ou David Brognon (The Plug). Les avantages d’une telle action se résument à donner aux œuvres d’art un environnement stable et un lieu de dépôt aux conditions de conservation optimales ainsi que de prévenir qu’elles soient vendues et entrent, voire disparaissent, dans une collection privée anonyme. De plus, une présentation régulière promet une croissance automatique de la valeur et partant de celle de l’artiste sur le marché de l’art.
D’autres dons remarquables d’œuvres ou d’objets d’art proviennent de personnes et collectionneurs privés, qui, parfois, désirent rester anonymes et témoignent ainsi de la pure passion pour l’art et du désir de la partager avec le grand public. Le Couvent de Notre-Dame de Luxembourg (Sainte-Sophie) a légué au MNHA en 2009 huit œuvres, dont un magnifique diptyque d’Albert Bouts. Depuis sa création, le Mudam a reçu entre autres les dons privés suivants : Untitled de Tina Gillen par l’ancienne directrice Marie-Claude Beaud, cinq œuvres de Judith Walgenbach par Nadine et Pierre Metzler et Pneuma de David Zink Yi par Patrick Majerus. Sur les 31 œuvres acquises en 2013, sept entreront dans la collection du Mudam sous forme de don. Sur l’ensemble des œuvres acquises depuis 1996, les donations comptent pour environ 22 pour cent de toute la collection. Ce pourcentage élevé s’explique d’une part par l’attractivité de la collection au sein d’une architecture imposante qui incite les visiteurs et donateurs à s’identifier au musée. D’autre part, ce calcul quantitatif des œuvres ne peut pas avoir la prétention de refléter la « valeur » des œuvres sur le marché de l’art. Les donations ne sont en effet pas toutes acceptées, elles sont évaluées en fonction de leur qualité artistique et de la cohérence avec la collection du Mudam par le directeur et les curateurs, ainsi qu’en deuxième instance par le comité scientifique composé de quatre spécialistes internationaux.
À côté des donations privées et du mécénat des entreprises, on connaît au Luxembourg un certain nombre d’institutions et d’associations dédiées à la promotion et au financement du secteur culturel : l’Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte (voir page 30) avec les deux plateformes Fondation de Luxembourg et philanthropie.lu (initiée par la Banque de Luxembourg) et le Fonds culturel national (Focuna), la Fondation du Pélican de Mie et Pierre Hippert-Faber qui fiance le magazine La Villa ou la Fondation Indépendance de la BIL qui est d’ailleurs un des rares organismes créés par une entreprise privée au profit de la culture et de l’art qui, de par son statut, est indépendante de la situation financière ou politique de son instance créatrice.
Selon les responsables des institutions et fondations, il existe, en comparaison au sponsoring au niveau international, toujours un déficit dans le mécénat privé au Luxembourg (donations d’œuvres, mises à disposition de compétences et dons financiers ou en nature tous confondus). L’hésitation à s’engager avec plus d’ardeur dans le secteur culturel s’explique par l’absence d’une longue tradition dans ce domaine et par une confiance trop grande accordée au financement de la culture par l’État. De plus, beaucoup de firmes ne voient pas la nécessité de s’engager dans un sponsoring culturel – que ce soit par idéologie ou en tant qu’outil de marketing – puisque le Luxembourg ne représente pas le territoire principal de leurs clients. Le Focuna, qui a pour fonction d’allouer une partie des fonds engendrés par la Loterie Nationale et d’organiser les dons et donations du secteur privé vers les institutions, planifie sous l’égide de Jo Kox de lancer une campagne afin d’expliquer les avantages financiers (dons déductibles fiscalement à partir d’un montant de 120 euros) et d’acquérir de nouveaux mécènes et donateurs pour le secteur culturel dans le but d’instaurer à long terme une tradition telle qu’elle existe actuellement déjà au niveau international.
Les Amis des Musées d’art et d’histoire Luxembourg sont une des rares associations luxembourgeoises qui se veulent par définition mécène des musées et de la scène culturelle et qui se dévouent pleinement à leur rôle de donateur régulier et fiable. Fondée en 1976 et comptant environ 1 800 membres, l’association connaît actuellement un essor très positif. En 2010, une convention sur cinq ans a été signée avec les cinq musées de l’État et de la Ville stipulant que la totalité des recettes annuelles (c’est-à-dire des dons et des cotisations) est versée à des musées afin de financer l’acquisition d’une œuvre ou de contribuer à des projets comme l’audioguide pour enfants conçu à l’occasion de la réouverture de la Villa Vauban. Cette année, les Amis soutiennent l’aménagement de l’entrée du Casino par Lang et Baumann dans le but de capturer l’attention du passant et d’attirer le plus de public possible dans le forum d’art (voir page 31). L’association a ainsi pu soutenir l’acquisition d’œuvres d’art notables comme entre autres Allégorie de l’Ouïe de Van den Hecke (Villa Vauban en 2010), La pénitence de Marie-Madeleine de Gillis Coignet (Musée national d’histoire et d’art en 2011) et Fixed Points Finding a Home de Sarah Sze (Mudam, 2012). Ces contributions des Amis varient entre 40 000 et 54 000 euros ; s’y ajoute une somme de 5 000 euros chaque année pour des projets ponctuels des Stater Muséeën.
Ces montants ne sont pas négligeables, bien au contraire, si l’on prend en considération que l’association des Amis se fonde sur la passion pour la culture et l’engagement bénévole de ses membres. En échange de la cotisation annuelle, les membres bénéficient de privilèges comme l’accès gratuit aux six musées ou une réduction lors de l’achat des publications des musées. D’autre part, ils sont invités aux vernissages des expositions, peuvent profiter de l’organisation de voyages culturels ou encore participer aux Midis de l’art (des visites guidées dans les expositions lors de la pause de midi). Marie-Françoise Glaesener, Présidente du Comité des Amis des musées d’art et d’histoire Luxembourg, souligne que l’engagement de l’association va au-delà des dons et des donations : « Il s’agit non seulement de soutenir les musées, mais aussi toute la culture au Luxembourg ». L’association souhaite en effet attirer le public dans les musées et promouvoir le tourisme culturel au Luxembourg.
Au plus tard depuis le Private Art Kirchberg, on connaît une grande partie des collections d’art et riches trésors des grandes banques et entreprises au Luxembourg, dont certaines apportent un soutien financier généreux et régulier aux musées. Le don du cabinet d’avocats international Allen & Overy Luxembourg constitue sans aucun doute un des exemples de donation à un musée les plus remarquables et les plus originaux de ces dernières années. En 2015, le cabinet prévoit de faire don de sa collection de vidéos, entamée en 2012, au Mudam. Le projet de donation a pris son point de départ en 2010 déjà dans le cadre de Private Art Kirchberg et la volonté des responsables du cabinet de soutenir les jeunes artistes. Par souci de démarquer la collection de celles d’autres entreprises, mais aussi de rester innovateur et d’investir dans des domaines artistiques face auxquels une certaine hésitation persiste à ce jour et pour le développement desquels le mécénat et le discours y lié sont particulièrement importants, le choix incomba à l’art vidéo. À ce jour la collection se compose de l’installation vidéo Forever (2006) de Julika Rudelius, de l’œuvre Melancholia and the Infinite Sadness (2012) du duo artistique remarquable David Brognon et Stéphanie Rollin, de la vidéo impressionnante et quasi méditative Forte! (2010) de Mark Lewis et tout récemment Wind Orchestra (2012) de Mircea Cantor, lauréat du Prix Marcel Duchamp en 2011. Déterminée avec l’appui des experts Alex Reding et Enrico Lunghi, la sélection se démarque par son parti pris décisif : des vidéos à la fois graves et poétiques. En même temps, la collection s’aligne sans décalage à la qualité artistique à la collection existante du Mudam.
Henri Wagner, Managing partner d’Allen & Overy Luxembourg, souligne le désir d’engagement philanthropique du cabinet : « Nous avons la responsabilité en tant qu’étude de faire un bon travail, mais nous avons aussi une responsabilité envers la société ». Cet engagement s’exprime aussi par des donations financières ou pro bono par exemple pour l’association Stëmm vun der Stroos, la Croix Rouge ou l’organisation Africa Kids. La donation de la collection de vidéos n’est cependant pas seulement novatrice au niveau du mécénat national ; elle implique aussi l’idée de promotion des artistes au niveau international. Selon Henri Wagner, la présence mondiale des cabinets d’études d’Allen & Overy pourra ainsi servir de plateforme à la projection des vidéos. Ces dernières pourront être montrées à des endroits aussi éloignés comme Singapour, Hong Kong, Abu Dhabi, Doha, São Paulo ou Tokyo. Allen & Overy envisage de réaliser de nouveaux projets de mécénat et de continuer son action de bienfaiteur pour l’art.
De 2007 à 2010, le Mudam bénéficiait d’un soutien similaire de la part de KBL European Private Bankers pour le Go East Programme, grâce auquel il a pu enrichir sa collection de quinze œuvres d’artistes des pays de l’est (par exemple Roman Ondak, Mircea Cantor ou Zilvinas Kempinas). Cet exemple montre cependant aussi la dépendance d’un tel programme aux fluctuations du secteur financier et à la dévotion personnelle au mécénat culturel. Contrairement aux dons financiers réguliers ou ponctuels, le mécénat sous forme de donations d’œuvres suppose toujours un engagement et une passion particuliers face à la création artistique. Il traduit en effet l’idée de que les musées et fondations permettent de conserver l’art et les objets historiques dans des endroits surs et de sauvegarder le patrimoine tout en créant une valeur culturelle régionale exceptionnelle. L’état des lieux sommaire des donations au cours des dernières années met en évidence l’importance capitale de ce genre de don pour le secteur culturel en même temps qu’il révèle la nécessité de l’adapter au niveau international afin de garantir un paysage culturel encore plus attractif.