En entrant en ville, en venant par l’autoroute, on passe devant une usine Arcelor-Mittal toujours en activité – c’est ici que sont produites les poutrelles Grey qui font la fierté de tout le pays lorsqu’un tel produit « made in Luxembourg » est utilisé à l’autre bout du monde, comme à New York, pour la reconstruction de Ground Zero – rappelant qu’on est dans une ville industrielle. Tout de suite après, une affichette du PCL, du parti communiste, dont le président Ali Ruckert réside dans la commune ; bien rouge, l’affichette, appelant à se battre contre la manipulation de l’indexation des salaires ou la dégradation du système social. Au centre, des rues voisines de la grande place du marché portent les balafres du temps et de la pauvreté, sont abandonnées, déglinguées, les volets fermés ou cassés, de vieux meubles et des déchets juste jetés devant la porte... On pense forcément au titre de ce roman du natif de la ville, Jean Portante, Mourir partout sauf à Differdange en visitant la troisième ville du pays côté pile.
Ici, le taux d’étrangers dépasse les cinquante pour cent, surtout des immigrés portugais, les nouveaux-nés sont même non-Luxembourgeois à 85 pour cent. La proportion des demandeurs d’emploi – plus de mille sur 22 000 habitants – et de bénéficiaires du RMG (plus de 1 400) est deux fois plus élevée que dans la moyenne du pays. Differdange la sinistrée ? En 2005, plus de 55 pour cent des électeurs ont rejeté le traité européen dans la commune ; aux législatives de 2009, le LSAP est sorti premier des urnes, avec 32,65 pour cent des voix, le partenaire de la coalition gouvernemental, CSV, deuxième, avec 32 pour cent. Une ville de gauche traditionnelle comme le Sud industriel en aligne avec Dudelange, Esch-Alzette ou Sanem ?
Pas tout à fait. En 2002, le LSAP, qui régnait en maître sur la ville depuis une décennie, a perdu Differdange, suite à un putsch du partenaire de coalition, le DP et son échevin Claude Meisch, qui avait alors à peine trente ans et se sentait méprisé par les édiles historiques. Et parce que ses ténors avaient oublié de rajeunir leur personnel politique et omis de considérer des modernisations structurelles et infrastructurelles, les socialistes furent envoyés dans l’opposition en pleine législature, le DP s’associant par la suite au CSV et aux Verts pour atteindre une majorité politique. Et Claude Meisch le jeunot, de devenir maire. Aux élections communales de 2005, le DP fut véritablement plébiscité, avec plus de 42 pour cent des voix (contre à peine vingt pour cent six ans plus tôt), les Verts stables aux alentours de onze pour cent. Claude Meisch put donc s’offrir le luxe de s’assurer une confortable majorité de dix mandats au conseil communal en s’associant aux seuls Verts. Differdange devint ainsi, après la capitale, la deuxième grande ville du pays à être dirigée par une majorité libérale tendance écolo. Schizophrène ?
Non plus, car depuis que la nouvelle génération est arrivée au pouvoir, il y a aussi un Differdange côté face : une ville qui bouge, qui s’embellit et se modernise, où l’on construit à tous les coins de rue, où les fêtes et événements sont tellement nombreux que même de jeunes riverains commencent à se plaindre du bruit continu sur les places centrales, où les panneaux des grands projets de restructurations et de constructions – plusieurs centaines d’appartements plus des surfaces commerciales et de bureaux sont prévus sur le Plateau du funiculaire, dans les quartiers d’entrée en ville ou dans la grand-rue – attirent de nouveaux habitants ou utilisateurs... La place du marché réaménagée et fleurie, bordée d’un hôtel et même d’un restaurant-bar branché, l’Autre part, qui organise des concerts et a même son propre label d’électro-pop, très contestée lors de sa réalisation, est désormais un vrai cœur de ville, très vivante les jours de beau temps.
« Il faut que nous inversions la tendance des jeunes qui partent de Differdange, lance Claude Meisch. Il nous faut une meilleure mixité sociale. » Lorsque les politiciens de la capitale ou des riches villages de sa périphérie parlent d’améliorer la « mixité sociale » de leurs communes, ils visent toujours une augmentation des populations socialement défavorisées dans des voisinages aisés, en promouvant par exemple la construction de logements sociaux. À Differdange, vouloir augmenter cette mixité équivaut à promouvoir des logements plus chers, des conditions de vie plus luxueuses que les vieilles bâtisses défraîchies – mais très bon marché – du centre, afin d’attirer plus de jeunes professionnels, des couples ou de jeunes familles.
Gary Diderich, activiste de gauche depuis toujours, désormais secrétaire de la nouvelle section de Déi Lénk qui fut lancée l’année dernière, craint toutefois déjà une certaine gentrification de Differdange, où les bobos branchés chasseraient les familles socialement défavorisées qui profitent encore ici de logements abordables. « À Barcelone, où j’ai vécu un an, la situation est similaire, bien qu’à une toute autre échelle : il y a eu beaucoup d’investissements privés, et au final, la vie y est devenue inabordable pour les anciens habitants, » compare-t-il. Dans sa dernière campagne d’information, Déi Lénk Differdange met ainsi en garde devant une privatisation rampante de la ville et de ses services, notamment en rapport avec la construction et l’exploitation très contestées de la grande piscine avec wellness Aquasud ainsi que du Palais des sports et son parking adjacents selon un concept de PPP (private-public partnership).
Privatisations des missions de la commune ? « N’importe quoi ! » répond Roberto Traversini, premier échevin (Les Verts), interrogé sur la question. « Au contraire, nous avons fait l’évolution opposée et repris la gestion et le personnel des garderies et foyers de jours, qui étaient privés avant, dont 70 éducateurs que la commune à engagés. Nous estimons que cela fait partie des missions essentielles d’une ville. » Par contre, que les 33 postes qui seront créés à l’ouverture d’Aquasud d’ici deux ans soient sous régime privé, car le centre à huit bassins (!) sera géré par une société privée, ne le gêne pas plus que ça. Le PPP un peu « adapté » du modèle existant – ici, la commune finance la construction avec trente millions d’euros alors que la gestion quotidienne sera assurée par un exploitant privé – fut une des plus grosses polémiques des derniers mois, mais le maire est fier de pouvoir offrir un tel équipement à ses concitoyens sans trop grever le budget communal.
Est-ce qu’un président de parti – Claude Meisch est aussi président national du DP – gère autrement une ville qu’un maire lambda, qui n’est pas forcément toujours à cent pour cent sur la ligne du parti (la même question pourrait se poser pour Michel Wolter, CSV, à Bascharage, et Alex Bodry, LSAP, à Dudelange) ? « Je ne fais pas de politique idéologique ici, répond Claude Meisch, ce qui m’importe, c’est de rester cohérent partout où je m’implique. » Puis, après un moment de réflexion, il ajoute : « Si, le président du parti libéral a peut-être moins d’appréhensions à travailler avec le privé que des maires d’autres couleurs politiques... » Un des concepts des nombreux plans d’investissement dans la commune est celui de faciliter la construction, de tout faire afin que les investisseurs puissent réaliser leurs projets. Ainsi, non seulement la Ville essaie-t-elle d’encourager l’implantation de nouvelles entreprises sur son territoire – elle est fière des plus de 200 postes que le groupe Editpress, qui édite notamment le gratuit L’Essentiel ici, a créés sur le territoire –, mais en plus, elle poursuit une politique conséquente d’acquisitions de terrains à construire qu’elle loue ensuite avec des baux emphytéotiques ou qu’elle échange avec des investisseurs privés qui sont prêts à réaliser les projets mixtes qu’elle aimerait y implanter.
Parmi ses propres grandes réalisations, la majorité est fière de son bilan en infrastructures sociales – un Jobcenter aide les demandeurs d’emploi de manière proactive ; en peu de temps, une épicerie sociale de la Croix Rouge et une filiale de l’Adem ont été implantées sur le territoire – et éducatives : le nombre de places en garde d’enfants est passé de 200 à 800 sièges, 84 nouvelles salles de classes ont été construites pour le écoles primaires des quatre villages de la commune.
Reste une grande cause commune locale que partagent la majorité et l’opposition politique, c’est la revendication qu’un lycée soit construit sur le territoire de Differdange, car quelque 1 400 jeunes quittent tous les jours la ville vers des établissements secondaires à Pétange, Mamer ou Luxembourg – bien plus que le nombre qu’il faudrait pour un lycée moyen. Or, prévu en 2007 dans le plan sectoriel lycée, le projet a fait les frais de la crise économique ; une pétition circule pour faire pression sur le gouvernement ; lors d’une récente entrevue avec le ministre des Infrastructures Claude Wiseler (CSV), ce dernier aurait laissé entendre que la remise sur le métier de ce lycée ne serait plus tout à fait exclue.
Car par ailleurs, et contrairement à d’autres villes comparables comme Esch-Alzette (avec le milliard d’euros d’investissements étatiques à Belval) et Dudelange (et son Centre national de l’audiovisuel), Differdange ne compte pas d’infrastructures nationales sur son territoire. Rien que l’obtention d’un subside pour la construction du centre culturel de la part du ministère de la Culture fut une longue lutte. Pour un autre projet, le « triangle des industries créatives » (titre de travail), la reconversion de 18 000 mètres carrés d’anciens bâtiments industriels repris par la Ville en ateliers d’artistes et pépinières d’entreprises du secteur créatif, est en train de faire le tour des ministères, de la Culture à l’Économie, afin de sonder l’écho et les aides possibles de la part de l’État.
Et l’opposition politique dans tout ça ? Le CSV et le LSAP demeurent assez amorphes, n’ayant toujours pas achevé leur mue et leur rajeunissement. Ou tout simplement essoufflés à force de vouloir suivre le dynamisme de la jeune majorité et ses quadras dominants. Saluant nombre d’initiatives de la coalition DP-Verts au conseil communal, l’opposition toutefois lui reproche surtout un manque de démocratie, de ne pas prendre assez en compte les résistances des riverains et des initiatives citoyennes qui craignent les nuisances de grands projets immobiliers.
Grâce à la croissance dynamique de sa population, Differdange a pu profiter des financements étatiques de sa politique, conformément aux clés de redistribution. Avec un budget de l’ordre de 70,76 millions d’euros de recettes ordinaires et de 56,94 millions de dépenses ordinaires, sa situation financière est plus qu’enviable ; l’endettement n’est que de 400 euros par habitant. Suite à l’évolution de sa démographie, elle verra aussi le nombre des sièges au conseil communal augmenter à 19 élus, soit deux de plus qu’actuellement. Ce qui pourrait entraîner le retour de l’extrême-gauche, KPL ou La Gauche, au conseil, ainsi que, éventuellement, de l’ADR.