En début d’année, le portable de Monica Semedo sonne. À l’autre bout, c’est le Premier ministre, Xavier Bettel. Il appelle la présentatrice RTL pour sonder son intérêt à devenir candidate sur la liste DP dans la circonscription Est. (Un autre parti l’aurait également contactée, mais elle ne veut pas révéler lequel.) Semedo dit avoir accepté l’offre du DP parce que c’est « un parti qui ne s’arrête pas, qui concrétise, qui a cet élan que j’ai moi aussi la plupart du temps dans mes émissions et dans mes reportages. » Quel est son plan B au cas où elle ne serait pas élue ; a-t-elle négocié des garanties ? La réponse reste évasive : « On verra. Mais il devrait y avoir du travail pour une ancienne étudiante en sciences politiques avec des connaissances en espagnol et en russe ».
Monica Semedo est un pur produit du système RTL. Elle fut la première – et jusqu’ici la seule – child star au Luxembourg. Tous ont suivi sa carrière, l’ont vue grandir et beaucoup pensent la connaître. À l’âge de trois ans et demi, elle participe à un concours de chant et finit deuxième. La gagnante restant introuvable, ce sera elle qui enregistrera une chanson avec le producteur Jang Linster. Suivront un album de chants de Noël (Léiwe Kleeschen), le Schlager hyper-mielleux Jiddereen huet eppes, zesummen hu mer vill ainsi que des synchronisations de films. En 1996, à l’âge de douze ans, elle commence à présenter Häppi Diwwi, une émission pour enfants sur RTL-Télé. À 34 ans, elle a donc cumulé plus de 22 ans d’antenne.
Comment gère-t-on cette célébrité et le contrôle social qu’elle engendre ? « Je n’ai pas connu autre chose. On me reconnaît et on m’aborde partout, même aux urgences. » Mais ceci, dit-elle, ne la gênerait pas. Au contraire, elle aimerait écouter les gens, les rendre heureux. Quoique, les premières années au lycée auraient été « eng haart Schoul ». Elle évoque les « nombreuses voix négatives » d’autres jeunes qu’elle dit en partie comprendre. Ces réactions auraient été dues à l’image d’enfant-modèle qui était donnée d’elle, mais qu’elle ne dirigeait pas.
Née en 1984, la cadette de cinq sœurs, Monica Semedo a grandi à Grevenmacher. Ses parents étaient venus du Cap-Vert au-début des années 1970. Dernièrement, elle penserait souvent à leur voyage vers une destination quasi-inconnue où ne les attendaient ni famille ni amis. Son père avait été instituteur au Cap-Vert (« J’y ai rencontré des gens à qui il avait donné des cours de français, ce qui m’a rendu très très fière ») ; au Luxembourg, il travaillera dans le bâtiment. Sa fille s’imagine (mais sans en être sûre) qu’il a travaillé au Kirchberg, et qu’il était parmi ceux qui ont érigé le nouveau quartier d’affaires.
À l’âge de deux ans et demi, elle et ses sœurs sont placées dans un foyer pour enfants. Les sœurs Semedo y passeront cinq ans, avant de retourner vivre chez leurs parents. À l’âge de sept ans, la petite Monica, entretemps célèbre, devra donc réapprendre sa langue maternelle, le créole du Cap-Vert. Deux ans plus tard, en 1993, son père meurt dans un accident de voiture au Cap-Vert, le pays où il sera enterré. La mère Semedo élèvera seule les cinq filles en travaillant tard à nettoyer des restaurants. Sa fille parle d’elle avec beaucoup de vénération ; sa mère serait son « modèle ».
Monica Semedo est la première de sa famille à avoir suivi des études universitaires. Plus qu’un simple acte administratif, la remise de son Magister Artium en sciences politiques en 2015 fut pour elle une consécration sociale. Le jour de sa graduation, en présence de sa mère, elle – qui avait officié à des dizaines de cérémonies de la Rockhal à la Philharmonie – perd ses moyens : « Jamais, je n’avais autant tremblé sur une scène. Mes genoux, mes mains… Je n’avais plus rien sous contrôle ». Monica Semedo se dit fière d’avoir pu montrer à sa mère que celle-ci avait réussi dans son aspiration à offrir un meilleur avenir à ses enfants, que ses « sacrifices » n’avaient pas été en vain.
Le mémoire, soutenu à l’Université de Trèves, témoigne d’un certain flair politique. Il s’agit d’une analyse des treize années de négociations autour du secret bancaire tenues au sein de l’Ecofin. Elle décrit sa recherche « comme une telenovela dont je voulais connaître le dénouement », parlant avec enthousiasme de la directive épargne 2003/48/EG. Tout au long de ses études, elle continuait à travailler pour RTL-Télé. Pendant la phase de rédaction de son mémoire, elle mettait le réveil à cinq heures du matin, allumait son ordinateur et travaillait jusqu’à 11h30. Puis commençait sa journée dans les studios de RTL au Kirchberg à préparer et à enregistrer Live ! Planet People jusqu’à 19h30.
Le manuscrit de 115 pages est passionnant, même si l’analyse étouffe quelque peu sous la lourdeur des modèles théoriques. (Le master est ainsi bourré d’anglicismes comme « Advocacy-Koalitionen », « Policy Subsysteme » et « deep core beliefs ».) La question de départ est bien trouvée, car simple : Comment se fait-il que le Luxembourg ait attendu avril 2013 pour annoncer la fin du secret bancaire ; « pourquoi à ce moment-là et pas une ou deux années plus tôt ? » (La réponse, en court, se résume aux trois chocs exogènes successifs : la crise de 2008, le greylisting de l’OCDE et la puissance de l’impérialisme juridique américain.) Semedo s’essaie à une catégorisation de la place financière luxembourgeoise (tax haven, safe haven, offshore), évoque la propension des micro-États à « commercialiser leur souveraineté » et pointe les effets négatifs de la « concurrence fiscale asymétrique » sur les systèmes sociaux des nations. L’intérêt principal du mémoire réside dans son analyse du jeu institutionnel européen, et surtout des « Zweckkoalitionen » opportunistes formées par le Luxembourg avec la Belgique, l’Autriche et la Suisse. Même si, peut-être par bienséance européenne, Jean-Jacques Rommes assure que « in einem bösartigen Sinne, gegen Europa, haben wir nicht mit der Schweiz zusammengearbeitet, nein ».
Cette citation se trouve en annexe du mémoire dans une interview de seize pages que l’auteure a conduite avec l’ancien directeur de l’ABBL et qui permet de jeter des coups d’œil dans les coulisses d’une place financière qui était loin d’être unifiée autour de la défense du secret bancaire. Pour l’industrie des fonds, ce dispositif du private banking était « seit jeher eher ein Dorn im Auge ». Quant aux banques privées scandinaves, elles auraient menacé à un certain point : « Wenn Sie das Bankgeheimnis jetzt nicht aufgeben, dann machen wir den Laden dicht ». L’ABBL naviguait donc entre plusieurs courants : « Ich kann nicht einmal sagen, dass wir im Innern des Verbandes immer genau gewusst haben, was wir wollten, weil wir eben damals auch nicht immer auf einer Linie waren ». Dans le cadre de son mémoire, Semedo a également interviewé l’ex-ministre des Finances, Luc Frieden (CSV). À la question s’il était d’avis que la compétition fiscale comportait des « schädliche Auswirkungen », il répond par un admirable court-circuit technocratique : « Wir haben das nicht aus dieser Perspektive gesehen, weil Steuerwettbewerb Teil der europäischen Konstruktion ist. »
À relire ces trente pages d’entretiens pointus, on se demande pourquoi Semedo ne s’est pas d’avantage orientée vers le journalisme politique et économique. Si elle ne s’était jamais fait accréditer comme journaliste, cela aurait été, dit-elle, pour éviter des conflits déontologiques avec les modérations qu’elle assurait pour des firmes privées. Ses interviews restaient souvent captives du format Live ! Planet People, « plus personnel, moins rigide ». Son interview avec Luc Frieden, diffusée en janvier 2016 à l’occasion de la sortie de Europa 5.0 (un pamphlet dans lequel l’ex-ministre, qui était à ce moment sur la liste de paie de la Deutsche Bank, propose « un modèle d’affaires » pour maintenir la « Marktwirtschaftsordnung » européenne) était ainsi des plus accomodantes : « C’est la première fois que vous venez dans ce bâtiment sans cravate ; c’est votre nouveau style ? » ; « Quelles ont été vos dernières vacances ? » ; « La ville de Londres, avec ses cool locations, vous a-t-elle changé ? »
Lorsqu’on évoque les sujets politiques, les réponses de la candidate Semedo restent souvent floues. Voit-elle un risque que la discussion sur la croissance ouvre la porte aux discours xénophobes ? Semedo renvoie la question de la croissance à « Monsieur Gramegna qui a le background, les chiffres et qui connaît ces développements. » Elle ne voudrait pas « se disputer sur un thème », mais utiliser son énergie pour « faire avancer » les sujets qui lui importent. Sur la fiscalité internationale, Monica Semedo est alignée sur la nouvelle raison d’État : Pour être attractif, il faut être « clean », mais sans trop s’éloigner du « level playing field ». Par moments, son discours vire aux slogans que lancerait un motivational speaker : « Eng fair Chance fir jiddereen. Mee vun näischt kënnt näischt […] Du hues däin Liewen an der Hand, mee du muss d’Méiglechkeeten kréien. » Son optimisme semble inépuisable.
Monica Semedo se définit en premier lieu comme « Maacher Meedchen ». Familialement et socialement, elle est solidement implantée dans sa ville de Grevenmacher et, en amont des élections, on la retrouve à tous les festivals, événements sportifs et fêtes de vin de la région. Pour l’interview, elle avait initialement proposé le huppé pavillon du Bistro Quai. Celui-ci étant fermé, l’entretien aura finalement lieu sur la terrasse du New Rive Gauche, un café populaire à quelques pas de la rue où elle a grandi et où habite encore sa mère. Quelques tables plus loin, sa sœur Ivone est assise, tandis que Marlow, son petit neveu, fait le tour du bloc en vélo.
Semedo avait un instant tenté de lancer sa carrière en Allemagne, participant à des casting. Elle quitte RTL sans aucune rancune, assure-t-elle. Le 1er mai, le jour de sa dernière émission, elle peinait à retenir ses larmes en prenant congé de sa « deuxième famille » de cadreurs, journalistes, maquilleuses et scripts avec qui elle a grandi. Une fois le Rubicon politique traversé, les journalistes sont interdits d’antenne, un retour dans la maison RTL est exclu.
Mais elle a de réelles chances de se faire élire. Symptôme d’une certaine carence culturelle, les présentateurs télé – et non les pop stars ou acteurs –, occupent le rôle de vedettes au Luxembourg. Ce sont leurs visages qu’on retrouve, à côté de la famille grand-ducale, en Une de la yellow press locale (LuxPrivat, Promi). Ce star-système opère surtout pour les formats de divertissement. (À l’inverse des journalistes politiques, ce dont témoignent les échecs électoraux de Roby Rauchs, Tom Graas, Marco Goetz, Joëlle Hengen et Fränk Kuffer.) Felix Eischen (CSV), Cécile Hemmen (LSAP) Françoise Hetto-Gaasch (CSV) ou Corinne Cahen (DP) ont tous réussi à se façonner une image sympathique, diffusée tous les soirs dans les salons de la nation. Et à la convertir en capital politique.
Dan, Nico et Sandy
Ce fut donc Daniel Hardy (46 ans, dont seize passés chez RTL) qui contacta Gast Gibéryen (ADR), et non l’inverse. Le journaliste de RTL avait fixé rendez-vous au Café littéraire Le Bovary pour annoncer au politicien ADR – qui aurait été « quelque peu étonné » – son intérêt de devenir candidat. « Je suis allé chez le politicien qui m’était le plus sympathique», dit Hardy. Il admirerait « le langage non-fleuri » de Gibéryen, qui exprimerait « ce que pensent les gens dans le pays sans le dire publiquement ». Sa décision aurait été prise « de manière relativement spontanée », mais au cours de ses reportages, il aurait appris « à faire confiance à son intuition ». S’est-il assuré un point de chute au cas où il ne serait pas élu ? « Si on regarde la situation générale en Europe, je pense qu’on a une chance d’avoir deux élus en plus. » Puis d’ajouter : « J’ai une option chez le parti ».
Cela faisait déjà un certain temps que le journaliste sportif Nico Keiffer (56 ans, dont 35 passés chez RTL) signalait qu’il était disponible. L’an dernier, il est donc approché par le président du CSV, Marc Spautz. Il serait CSV « depuis toujours », dit-il. En 1987, Keiffer était candidat (malheureux) aux communales de la ville de Rumelange, un bastion du KPL et du LSAP. Lui a-t-on offert un poste en cas de non-élection ? « Pas directement, répond Keiffer. Mais si cela ne fonctionne pas, je resterai dans la communication d’une manière ou d’une autre. » Nico Keiffer est à cinq ans de la retraite.
Le CSV et le DP l’avaient déjà abordée pour se présenter aux communales à Kehlen, dit
Sandy Lahure (50 ans, dont 27 ans chez RTL), mais elle avait toujours refusé. Il y a quelques mois, elle croise par hasard Cécile Hemmen, son ancienne collègue-journaliste devenue députée socialiste. Celle-ci lui demande si elle ne serait pas intéressée à devenir candidate pour les législatives. Une semaine plus tard, peu avant que ne soit dévoilée la liste du LSAP pour la circonscription Centre, Mars Di Bartolomeo (LSAP) lui téléphone. Avec quel argument le président de la Chambre l’a-t-elle convaincue ? « Mes racines familiales », répond-elle. Ses parents s’étaient rencontrés alors qu’ils travaillaient pour le LAV, l’ancêtre de l’OGBL, et Sandy Lahure a grandi au cinquième étage de la Maison du Peuple à Esch-sur-Alzette. En janvier 1998, son père, le ministre de la Santé Johny Lahure (LSAP), démissionna, assumant la « pleine responsabilité politique » pour les actes de ses fonctionnaires, qui, depuis les années 1950, avaient mis en place un vaste système de fausses factures. Ce fut RTL qui avait révélé l’affaire et maintenu la pression. La fille du ministre était face à un dilemme cornélien. « C’était très dur. Je travaillais chez RTL et j’observais. Je me suis souvent demandée pourquoi je n’étais pas partie. Mais je tenais à mon job... » Ces dernières années, elle s’était repliée vers les reportages lifestyle sur l’aéro-yoga, la restauration ou la déco intérieure. bt