Impossible aujourd'hui pour un musicien ou un artiste de se lancer en toute innocence, en toute naïveté: il risquera toujours de se faire reprocher ignorance ou plagiat, tout ce qu'il croit inventer a peut-être déjà été fait par quelqu'un d'autre, ailleurs, avant lui. Filip Markiewicz alias Raftside en est parfaitement conscient. Et en joue. Dans le clip qu'il a tourné avec Pasha Rafiy par exemple pour la chanson Cardiac Palpitation, le personnage principal mange un livre, qui, en hommage à Beuys, s'intitule I love America and America loves me, célèbre performance dans laquelle, en 1974 Beuys, enroulé dans du feutre, passa plusieurs jours dans une galerie en compagnie de coyotes (1974), commentaire acerbe sur le traitement des indiens par les Américains. Dans son clip, dans lequel un personnage cloisonné dans un petit espace voit sa barbe pousser, Raftside utilise cette référence comme un clin d'oeil, pour les horizons qu'il ouvre sur des questions comme l'exclusion de l'altérité, peut-être même qu'on peut lire le petit film en noir et blanc comme un commentaire de la politique d'immigration des États-Unis après 9/11 - mais peut-être que ce serait aussi chercher trop loin. Raftside est un personnage. Complètement inventé. Un fake. Un Américain probablement, qui parle américain sur scène, «parce que c'est le cliché du rock», dit qu'il vient de Californie, joue les provocateurs. Découvert en avant-partie de Low Density Corporation, en avril dernier, il impressionna surtout par sa présence scénique, par ce jeu avec la mégalomanie qu'il incarne avec beaucoup d'ironie. Dans la vraie vie, Filip Markiewicz, 24 ans, est étudiant en arts plastiques à Strasbourg, il entre en maîtrise en octobre. Donc, l'histoire de l'art, il la connaît. Et, a fortiori, celle de la musique. Le CD Antistar qu'il vient de publier - c'est en fait son quatrième disque, «les trois autres étaient encore plus low-tech!» rigole-t-il - est bourré de références à ses groupes fétiches, «j'ai commencé à faire de la musique parce que j'en écoutais énormément». Et qui dit musique et art pense forcément New York, Lou Reed, Andy Warhol et le Velvet Underground. La chanson Crying with a smile s'écoute comme un hommage au Velvet Underground: «nothing really matters her /consumption is our unique fear» chante-t-il tout seul sur quelques notes de guitare sèche, et la chanson est en même temps émouvante et riche en références. Alors que In my dreams fait penser cent pour cent au son new-yorkais des Sonic Youth notamment. Silence is sexy, chanson sans texte, très calme, post-rock, est un hommage à des groupes constellation comme Godspeed you! black emperor ou Silver Mount Zion. Le plus fascinant de cet Antistar est que le CD est à la fois un plaisir d'écoute et un vrai voyage à travers l'histoire récente de la musique, en gros les vingt ou 25 dernières années de la scène indépendante, avec de multiples niveaux de codification, à la fois très simple d'accès et très complexe de par ses références. «Quand les gens me disent: 'mais, tu n'as pas fait ça tout seul!', c'est pour moi un vrai compliment,» fait remarquer Raftside. Le CD, il l'a enregistré tout seul chez lui, joué tous les instruments tout seul, fait toute la production. Bien sûr que le produit s'en ressent, il a ce côté no budget, un peu underground, un peu bricolé et intimiste. Le plus étonnant est qu'il ait choisi une musique diamétralement opposée à la grande majorité des jeunes musiciens érudits en musique et qui optent en majorité pour la musique électronique: Raftside opère comme un retour aux sources de la musique indé. Raftside est un projet solo - «parce que j'ai du mal à faire des concessions» -, donc sur scène, la musique est forcément différente, car tout un tas d'arrangements tombent à plat, Raftside est tout seul sur scène avec sa guitare sèche. Mais ce qu'il perd en instruments, il le gagne en show, en présence scénique. Là, la voix et les (très beaux) textes deviennent nettement plus importants que sur le disque. Son understatement, son manque d'assurance peut-être aussi, Filip Markiewicz les masque de cette mégalomanie du personnage qu'il incarne, cette star mondiale qui est en fait une anti-star, son humour, son second degré le sauvent. Actuellement, Raftside est en train d'enregistrer son cinquième disque, «c'est toujours comme un laboratoire, je compose en enregistrant, j'ajoute des éléments au fur et à mesure, sans vraiment savoir où je vais au début.» Les textes y auront une importance majeure. «Underground, moi? Certainement pas!, commente-t-il. Je veux faire de la bonne pop, devenir célèbre, comme tous les musiciens. Et passer un jour sur MTV!»
Le titre de l'article est extrait de la chanson Drugs met mayo de Raftside. Le CD onze titres de Raftside, Antistar, est en vente lors de ses concerts ou chez Hot Wax. Contact: raftside@hotmail.com.