Les modules Audiolab, actuellement exposés au Camp de base du Mudam à la Banque de Luxembourg, Kirchberg, sont des objets, des meubles, conçus par des designers afin d'assurer les meilleures conditions possibles d'écoute, voire d'immersion dans la musique. À Paris, le Musée d'art moderne de la Ville (Mam) vient de lancer le projet Off the record - Sound arc, partant de la même idée de base: comment faire entrer la musique dans le musée? Comment le musée peut-il rendre accessible la création sonore à son public? Comment adapter les structures conçues pour les arts visuels à cette forme d'expression? Pour cela, le Mam a pris le contre-pied d'Audiolab: au lieu de structures d'écoute commune, il propose une écoute individualisée. Dans la cour du Couvent des Cordeliers à Paris, il a aménagé un véritable «salon d'écoute». «Tirant parti des multiples options contenues dans un iPod, chaque sélection s'organise selon une arborescence propre, au-delà du simple enchaînement linéaire d'une compilation traditionnelle, dit le communiqué de presse. Devenu espace d'exposition, ce support permet d'éprouver un mode de diffusion, d'échange et d'écoute bouleversant les pratiques habituelles.» L'événement a été rendu possible «grâce au soutien d'Apple» - ce qui n'étonne guère, quelle entreprise ne rêve pas de se voir attribuer la consécration de ses produits par l'entrée au musée? Pour les consommateurs, la mu-sique numérique - MP3 et autres formats de compression, la vente ou de partage en-ligne, mais aussi l'écoute sur ordinateur ou baladeur numérique -, a profondément modifié les pratiques non seulement d'écoute, mais aussi d'acquisition et de stockage. Certes, l'iPod («pod» signifiant cocon) d'Apple et ses épigones ne sont théoriquement que le prolongement et l'adaptation aux nouvelles technologies des walkmen inventés à la fin des années 1980 par Sony - d'abord pour cassettes, puis pour CDs. Néanmoins, ce sont les possibilités offertes dans l'utilisation de ce qui se présente comme une gigantesque base de données personnalisée, avec ses multiples modes de hiérarchisation de la musique mémorisée, qui en font un outil révolutionnaire. Ainsi, le plus gros des trois modèles iPod a une capacité de 40 Go - au prix toujours élevé de près de 500 euros - et peut contenir jusqu'à 10000 chansons! Outre le fait que le petit appareil blanc à l'impeccable design minimaliste peut aussi s'utiliser comme disque dur externe, permettant le transport ou la copie de sauvegarde de toutes sortes de données, il incite surtout le mélomane à s'approprier la musique autrement. Ainsi, c'est l'utilisateur qui décide des listes de lecture et de leur agencement et non plus l'artiste ou le label - rendant ainsi désuète, à la longue, la notion d'album. C'est l'utilisateur qui agence, qui mixe la mu-sique selon ses envies et selon son ambiance du moment. Dans les baladeurs numériques, la musique est complètement dématérialisée, im-palpable. Tout un pan de la création disparaît certes ainsi, notamment tout le travail visuel des pochettes de disques et de packaging par exemple. Mais de l'autre côté, le baladeur est aussi comme une mémoire individuelle de la musique de son utilisateur. Car une des deux méthodes d'alimentation est l'importation des CDs classiques en les comprimant, transformant ainsi la discothèque person-nelle en gigantesque juke-box ambulant. La deuxième étant le téléchargement d'Internet de fichiers comprimés, soit par le biais de sites de partage comme Napster ou Kazaa, soit par l'achat de titres auprès d'un site comme OD2, la société de Peter Gabriel, ou iTunes d'Apple par exemple. Cette même société qui, après son énorme succès aux États-Unis - 25 millions de fichiers téléchargés entre son lancement en avril 2003 et décembre de la même année, selon l'International Federation of the Phonographic Industry (Ifpi), 70 millions de titres en une année d'exploitation selon Apple - avait annoncé le lancement d'une filiale européenne lors du Midem en janvier dernier déjà. Depuis ce 15 juin, ses service fonctionnent en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne - ayant vendu en dix jours quelque 800000 titres. Toutefois, il faut résider dans un des trois pays pour avoir accès au magasin en-ligne, des filiales pour les Benelux pourraient suivre en automne. En attendant d'avoir accès aux services iTunes au Luxembourg, le Grand-Duché tire néanmoins déjà profit de ce lancement européen, comme la société iTunes sàrl est immatriculée au Luxembourg, son siège social se situant au 10, rue Mathias Hardt dans la capitale. Les statuts toutefois sont encore en cours de traitement avant publication électronique. Le candidat tête de liste du CSV et Premier ministre Jean-Claude Juncker avait annoncé cet établissement comme un coup de génie du gouvernement sortant en pleine campagne électorale. Or, des sociétés comme Apple ne viennent pas pour le charme d'un gouvernement ou la beauté d'un paysage, mais ne croient que ce que leur dit leur calculette: au Luxembourg, le taux de TVA sur le disque est, avec quinze pour cent (contre 19,6 pour cent en France ou 17,5 pour cent en Angleterre) de loin le plus attractif. Une directive européenne du 1er juillet 2004 permet aux sociétés de vente par Internet d'appliquer le taux de TVA du pays où elles sont établies à tout leur territoire de vente. Apple est obligé de calculer la rentabilité à l'eurocent près, car la société voulait garder le prix de vente symbolique pratiqué aux États-Unis: 99 cents la chanson téléchargée. Pour la société dirigée par Steve Jobs, l'iTunes Music Store est surtout un fournisseur de contenu pour les iPods, un argument de vente en quelque sorte pour la hardware. Le catalogue contient 700000 titres, le plus gros des sites de vente légaux. Apple a conclu des contrats avec cinq des plus gros labels et 450 labels indépendants - pas tous... L'internaute peut télécharger les morceaux à 0,99 euro la pièce, un album à 9,99 euros (contre seize euros en moyenne pour un CD en magasin), le payement électronique s'effectue par débit de la carte de crédit qui doit obligatoirement être émise dans le pays de la transaction. Les conditions de vente sont régies par le droit anglais; les morceaux ainsi acquis ne peuvent être utilisés que sur cinq machines différentes et ne peuvent être gravés qu'à des fins personnelles. La vente se fait par la méthode 1-Click (débit direct) ou en ajoutant les morceaux sélectionnés dans un panier - comme sur d'autres sites de vente en-ligne. Sauf qu'ici, le produit vendu est complètement virtuel, dématérialisé. Le mélomane peut ainsi composer sa discothèque idéale en sélectionnant vraiment à la carte les morceaux qu'il veut. La page d'accueil d'iTunes fonctionne avec de nombreux produits d'appel, morceaux gratuits, chansons exclusives puis offre de produits similaires aux chansons achetées, etc. Apple affirme détenir 70 pour cent des parts du marché des téléchargements légaux aux États-Unis. Le succès des sites de téléchargements légaux comme iTunes ou OD2 sont les premiers signes d'une embellie sur le marché de la musique, venant de traverser une grave crise depuis au moins quatre ans. Les ventes auraient chuté de vingt pour cent, affirme le Financial Times du 30 juin, entraînant des prix de vente des albums revus à la baisse de jusqu'à quinze pour cent. En 2004, les ventes se seraient redressées de jusqu'à sept pour cent aux États-Unis, trois pour cent en un an en Grande-Bretagne, notamment grâce à la lutte contre le piratage (protection contre les copies illégales p.ex.) et le succès des sites de vente légaux. Un des principaux arguments des «pirates» du marché fut toujours le prix de vente des CD jugé prohibitif. Les nouvelles technologies comme le graveur et Internet permettaient d'abord aux plus doués, puis au plus grand nombre de contourner ce marché, de chercher des alternatives pour alimenter son juke-box, par les copies illégales et surtout par le peer-to-peer, le partage de fichier - où les internautes ouvrent leur ordinateur à d'autres internautes, échangeant ainsi des titres sauvegardés en MP3 sur leur disque dur. Les sociétés de défense des droits d'auteur cherchent de nouveaux modes de financement de la création, par exemple par l'introduction de taxes sur les CDRoms vierges - servant à graver de la musique partagée, voire volée. La bonne nouvelle est que, dans ce cas, le consommateur a cassé un système marchand et forcé le marché à s'adapter. Mais on n'a jamais autant écouté de musique et c'est tant mieux.