Ces dernières semaines, célébrations du centenaire de sa naissance obligent, Federico Fellini est au cœur de l’actualité culturelle. Outre la rétrospective que lui consacre en ce moment la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg, l’intégralité de ses films était programmée de justesse à Montpellier, au festival Cinemed (Tutto Fellini !, 16-24 octobre), quelques jours avant que ne soit décrété le reconfinement du pays. Une manifestation assortie de deux publications importantes venues d’Italie : l’une, éditée par la Cinémathèque de Bologne, revient sur les 24 films réalisés par le maestro originaire de Rimini ; la seconde, tout aussi ambitieuse et volumineuse que la première, prend la forme d’un dictionnaire dont les entrées témoignent de la richesse de son cinéma et de ses multiples ramifications (Tout sur Fellini, sous la direction d’Enrico Giacovelli).
Tout comme son scénariste attitré, le fameux poète Tonino Guerra, Federico Fellini (1920-1993) est originaire d’Émilie-Romagne. Du dialecte de cette région septentrionale, le romagnol, ils auront fondé le néologisme qui donne son titre à leur commune réalisation, Amarcord (1973), soit l’univerbation constituée à partir d’« A m’arcord » (« Je me souviens »). Il s’agit donc d’un film prenant pour matériau premier les souvenirs d’enfance du cinéaste, bien que ce dernier tente d’en dissimuler la dimension autobiographique pour l’élever à un degré d’abstraction universelle. Ainsi en est-il de la cité balnéaire où prend place le récit, qui ressemble en tous points à Rimini sans que son nom ne soit mentionné. Il en est de même pour l’époque, elle aussi restituée avec une approximation volontairement entretenue. Seul un défilé militaire nous rappelle que l’histoire se déroule en plein régime fasciste, sous lequel Fellini a grandi. Le réel n’est ici convoqué que pour subir des déformations selon différents prismes. Prisme de l’adolescence virile tout d’abord, dont la perception est travaillée par les pulsions sexuelles et une pratique masturbatoire particulièrement active à cet âge initiatique. Objets des fantasmes d’un groupe d’ados voués à devenir de futurs Vittelloni, les femmes y sont monstrueusement opulentes, extatiques – poitrines et fesses lourdes, molles, débordantes de toutes parts. Autre prisme déformant, celui du provincialisme italien, tel qu’il est exalté dans Amarcord et exemplifié par une faune exubérante : Volpina la nymphomane, l’accordéoniste aveugle, le Pétaradeur qui traverse sauvagement les rues en moto... Dans ce microcosme, la moindre chose, même la plus anecdotique, se voit agrandie ou mythifiée par l’imagination.
Autre prisme déformant, celui de la mémoire. Avec le temps, le vécu, l’imaginaire, ou l’affabulation se confondent au sein d’un matériau communément indifférencié. Même le fascisme semble échapper à une condamnation morale de la part du cinéaste. Si Fellini ne fait aucunement l’impasse sur les basses œuvres du régime, l’humour, le grotesque, la satire opèrent une grande absolution du Mal. Même le défilé des Chemises noires, dans lequel figurent pourtant tous les personnages hauts en couleurs de la bourgade, finit par ressembler à une parade bouffonne sans véritable consistance ni conviction. Jamais le fascisme ne semble vraiment menaçant. Au-delà du bien et du mal, le cinéma de Fellini s’amuse à dérouler son ballet de tronches et de comportements excentriques, à rire de l’Église, de la famille, de la patrie, autrement dit de la sainte trinité de toute dictature. Dans le fleuve de la vie où tout jugement moral est suspendu, percent cependant quelques moments de douleurs embaumés d’une lumière mélancolique : la mort d’une mère, comme l’appel désespéré d’un oncle perché dans un arbre, annoncent la fin de l’enfance...