Voici un recueil qu'alimente une veine autobiographique sublimée par la pratique poétique. Le vécu est transcendé. Les souvenirs perdus, le temps perdu sans finir par être retrouvé demeure accroché entre l'art et le néant. C'est un univers qui se situe selon Jean Portante "à mi-chemin entre l'art et la perte".
Poétiquement, il faut que quelque chose décroche le souvenir: chez Chateaubriand, c'est la grive; chez Proust la madeleine. Ici, c'est un avènement, une naissance. "Rôdant dans les faubourgs d'un corps à venir," Jean Portante revient sur son enfance, sur ce qui la précède. Les souvenirs ne se présentent pas comme tels. Le poème leur confère la consistance du présent, la substantialité du vécu. Ce sont des images actualisées grâce au présent qui permettent au poète de voir ce qu'il ne lui a pas été donné de voir.
L'écriture permet des transmutations telles que le poème donne vue sur la jeunesse des grand-parents et sur l'enfance des parents comme dans une entreprise qui chercherait à "prédire le passé". Voir son hérédité, c'est se voir. Ce sont des images rendues sur un ton quasiment objectif où ne transparaît aucune nostalgie. Jean Portante sait prendre du recul: quand il parle de "langue étrangère", ou "d'étrange langue" (le français en l'occurrence) ce n'est pas pour fustiger ni pour râler ni pour dénoncer mais plutôt pour exceller dans cette langue. Pour reprendre les termes du poète, il s'agit moins de "perte" que d'"art".
Le recul a diverses ressources. Il se nourrit d'abord de poésie. Poétisé, le réel acquiert la délicatesse des choses passées dans la sphère de l'art. Relisons plutôt: "maman ne sera jamais institutrice. / une bombe est tombée dans son désir. / et la guerre est propice aux amants". La poésie a des vertus apaisantes. Elle qui use de l'euphémisme, elle vous transforme une mort ou un vertige en figure de style. "Le voyage et moi sa conscience tranquille / et lui le train et moi le pain et lui / le quotidien qui glisse hors de moi". Ici, le retour fréquent de la conjonction de coordination "et" (l'hyperbate dit la rhétorique) confère au tournis du souvenir les allures d'une litanie.
Le recul a une autre source - à moins qu'il ne s'agisse de conséquence: l'humour. Sous la plume de Jean Portante, mappemonde devient quand il évoque "la cuisine hivernale", celle des parents "nappe monde". Ailleurs, il évoque un incident qu'enfant il a vécu. Parlant de sa mère, il écrit: "sait-elle déjà qu'en cinquante-six / alors que l'hiver est long lui aussi / et qu'il se passe des choses en Hongrie / j'avalerai une pièce d'un franc. / que mon ventre / sera une caisse d'épargne nationale". Et le poète de regretter de ne pas avoir avalé une lire plutôt qu'un franc "si j'avais découvert plus tôt mon appétit / j'aurais avalé une lire. / cela fait penser à un livre".
Au-delà du caractère anecdotique, on verra dans ces récits une propension au conte, comme une nostalgie pour l'oralité dont on trouvera maintes traces dans ce recueil. Maints poèmes ont des inflexions narratives qui les apparentent au conte, c'est-à-dire à ces textes où la narration importe autant que le narrateur, le dire autant que l'art de dire, le conte autant que le conteur. Le conte, le récit, l'histoire participe d'une syntaxe du monde tout autre. L'oralité rappelle au poète le Sud de son âme, le Sud, le pays car "on dit que qui ne raconte rien / n'a pas de langue".
Retrouver "la grammaire" de la maison parentale requiert le poète dans une perspective qui cherche à cadastrer le vécu. Nonobstant la pudeur du poète qui refuse tout accent pathétique, je ne puis résister au désir de dire combien je trouve pathétique ces vers: "Je mets trois cents kilomètres / dans la tirelire. / c'est à peu près la distance / qui me sépare de ma langue."
Jean Portante: L'Étrange langue; éditions Le Taillis Pré. Châteaulineau, Belgique 2002, 16 euros; ISBN 2-930232-68-4.