« La plus grande exposition de momies jamais présentée »1 : c’est avec ces mots que le Musée national d’histoire et d’art (MNHA) attire notre attention sur son actuelle exposition Momies – Un rêve d’éternité. Y sont présentées plus de 70 momies humaines et animales d’origines très différentes, aussi bien d’un point de vue technique et culturel, que géographique et historique. Bien que le slogan ne soit pas sans rappeler ces expositions blockbuster vouées aux divers « trésors » exotiques auxquelles le critique d’art Robert Hughes aimait donner le nom de « Gold of the Gorgonzolas » (« L’Or des Gorgonzolas »), Momies – Un rêve d’éternité n’en reste pas moins une exposition instructive et fascinante.
Un aspect qui m’a cependant intriguée durant ma visite est le fait que pour la majeure partie des pièces d’exposition, il ne s’agit pas d’« objets », mais de restes humains. Par exemple, je ne pus m’empêcher de me demander ce que ces personnes auraient pensé, de leur vivant, d’être exposées dans un musée après leur mort. C’est donc en cherchant des réponses à ces questions d’ordre éthique, que je me suis adressée à ma collègue de l’Université de Leicester, Angela Stienne, diplômée en égyptologie et muséologie, et réalisant actuellement des travaux de recherche sur les momies égyptiennes dans les musées.
d’Land : Angela, peux-tu nous expliquer en quoi consiste ta recherche et comment t’est venue cette passion pour les momies ?
Angela Stienne : Ma thèse à l’Université de Leicester concerne l’acquisition, l’exposition et la réception par le public des momies égyptiennes dans deux musées en particulier : le British Museum et le Musée du Louvre. Je m’intéresse plus précisément à la période 1754-1851 qui couvre l’ouverture du British Museum au public, l’expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte (1798-1801) et la création du Musée Charles X au Musée du Louvre en 1827. Pendant cette centaine d’années, l’exposition des momies a été bouleversée par l’ouverture de ces nouvelles institutions, une avancée impressionnante de la diffusion des connaissances égyptologiques, et des bouleversements politiques et culturels tant en France qu’en Angleterre.
Mon intérêt se porte sur une connaissance plus poussée de la réception des momies à cette période, de manière à comprendre comment l’identité des momies égyptiennes a été façonnée. Mon objectif est de permettre une meilleure compréhension de l’interaction entre le public et les restes humains dans les musées.
Mon intérêt pour l’étude des momies égyptiennes dans un contexte muséal a son origine dans mes multiples expériences en musées. En particulier, au Musée du Louvre j’ai été confrontée à un public qui percevait souvent les momies comme des créatures mystiques, tantôt effrayantes, tantôt amusantes. À l’opposé, j’ai toujours perçu les momies comme des restes humains. Cette différence de réception m’a poussée à m’intéresser à l’interaction entre le public et les restes humains, et à étudier les questions d’éthique relatives à l’exposition des momies égyptiennes, qui sont souvent délaissées dans les débats.
Nous associons souvent le terme « momie » aux momies égyptiennes. Cependant, il en existe d’autres, comme nous le montre l’exposition au MNHA. Les momies peuvent être issues d’un procédé naturel, intentionnel ou artificiel.
Il est fascinant de noter que le terme même de « momie », tout d’abord assigné aux corps embaumés originaires d’Égypte, aujourd’hui utilisé pour les corps conservés de diverses cultures, a une origine bien étonnante. En effet, le terme « momie » vient du latin mumia, le terme étant lui-même dérivé du perse mum, faisant référence au bitume. Cette étrange étymologie vient du fait que les momies étaient souvent recouvertes d’une substance noire, longtemps considérée comme du bitume, alors qu’en réalité il s’agissait souvent de résine.
Ma recherche concerne uniquement les momies provenant d’Égypte et des régions ayant été en contact avec l’Égypte pendant la civilisation égyptienne, notamment les momies romaines et les momies du Soudan. Les momies égyptiennes regroupent différents types, selon leur provenance, leur période, et la richesse – ainsi que la réussite – de l’embaumement. Les toutes premières momies datant de l’époque pré-dynastique (c’est-à-dire avant l’ère pharaonique) sont des momies dites naturelles, c’est-à-dire que le processus de momification s’est réalisé naturellement dans le désert. Le British Museum a par exemple deux momies dites Gebelein Man A et B qui en sont d’excellents exemples.2 Les momies du Fayoum, d’époque romaine, sont très différentes par leur style, et sont fameuses pour leurs masques funéraires aux représentations réalistes. En réalité, si le visiteur regarde attentivement les momies, il découvrira qu’elles ont toutes leurs particularités, que ce soit par leur taille, le style de momification ou l’état de conservation, ce qui est une bonne façon de rappeler leur individualité en tant que personnes, tant dans la vie que dans la mort.
Quelles sont les questions éthiques auxquelles les chercheurs se voient confrontés ? Je pense notamment aux techniques scientifiques qui ont évoluées au fil du temps. Alors que dans le passé, on débandeletait les momies égyptiennes, on préfère aujourd’hui utiliser des techniques moins invasives tel le scanner ou l’IRM.
Les questions éthiques relatives à l’étude des restes humains sont relativement nouvelles et peu codifiées. Les momies ont été utilisées et étudiées de façons différentes – et quelque peu déroutantes – au fil du temps. Par exemple, à la toute fin du XVIIIe siècle, les momies égyptiennes étaient utilisées à des fins scientifiques afin d’étudier le corps humain, mais aussi de prouver des théories telles que l’origine de l’humanité. Johan Friedrich Blumenbach (1752-1840) a d’ailleurs débandeleté des momies égyptiennes au British Museum, à des fins de recherche plus controversées sur la classification des « races » à partir des formes de crânes, ce que l’on appelle la craniologie. Au XIXe siècle, le débandelettage de momies devint une sorte de spectacle élitiste à la mode, pour lequel des invitations étaient distribuées à Paris et à Londres, pour venir assister à l’ouverture de momies. Plus tard, en 1908, Margaret Murray développa ce qui est considéré comme la première investigation scientifique des restes humains égyptiens au musée de Manchester. Toutes ces interventions restaient cependant destructives pour les momies et irréparables. Lors des dernières décennies le développement de techniques moins invasives – tout d’abord l’IRM puis le scanner – a permis à la fois d’éviter ces inconvénients et de faire des avancées remarquables pour l’étude des momies.
D’une manière générale, toute personne étudiant les momies se voit confrontée à leur double nature de restes humains et d’objets de collection. Il s’agit de faire la part des choses, et donc de travailler à transmettre les connaissances liées à leur collection, leur exposition et leur étude, tout en gardant à l’esprit qu’il s’agit de corps d’individus. À mon avis, ce dernier aspect a parfois été mis de côté, mais revient au centre des initiatives de recherche dans les musées.
Qu’en est-il des questions éthiques relatives à leur exposition dans un musée ?
Les réglementations liées aux questions éthiques relatives à l’exposition des restes humains dans les musées sont soit d’un ordre interne (le musée décide de mettre en place une réglementation), soit nationales (dans ce cas, les musées sont soumis à une réglementation sur la possession de restes humains patrimonialisés).3 Cependant, il n’existe pas toujours de réglementation et les momies égyptiennes sont souvent traitées à part, car elles ne font que très rarement l’objet de demandes de rapatriement en Égypte. Il faut savoir que la majeure partie des momies royales sont exposées ou conservées en Égypte. De plus, les momies sont considérées comme un monde à part dans le domaine des restes humains puisqu’elles sont généralement très bien acceptées par le public. Le problème qui en résulte est une quasi-absence de réflexion sur leur place dans les musées, ou sur la façon dont elles devraient être exposées. Une réflexion commence néanmoins à se développer à ce sujet dans les musées internationaux et les expositions comme celles du Luxembourg ou du British Museum (Ancient Lives, New Discoveries) qui sont ouvertes au public en ce moment rouvrent le débat et permettent au public de réfléchir à ces questions.
Je me pose la question si ces personnes avaient été d’accord d’être exposées de telle façon ? Ne leur doit-on pas un certain respect, une certaine dignité humaine, et ne devrait-on pas leur accorder une dernière demeure ? Après tout, beaucoup de momies égyptiennes sont issues de pillage de tombes et ont été rapportées par les explorateurs comme « souvenirs » dans les siècles passés. Il en est de même pour les têtes maories, enlevées de leurs lieux sacrés, et dont la France en a restitué une vingtaine à la Nouvelle-Zélande il y a trois ans.
Le problème des conditions dans lesquelles les momies égyptiennes ont été exhumées est réel. Il y a certains éléments à prendre en compte : tout d’abord, une fois exhumées les momies égyptiennes peuvent difficilement être enterrées à nouveau, car le changement de conditions climatiques affecte la conservation des restes humains. Cela n’est pas impossible néanmoins, et la momie de Toutankhamon a été réexposée dans sa tombe, mais avec un dispositif de contrôle des variations d’humidité. Un autre problème demeure le risque de pillage aujourd’hui, les tombes et autres sites archéologiques ayant souffert d’un nombre de pillages grandissant depuis le Printemps arabe.
En ce qui concerne la question du respect, il est en réalité difficile, malgré notre connaissance de la civilisation égyptienne, de savoir ce qui aurait été considéré respectueux dans une telle situation. Les Égyptiens accordaient énormément d’importance à l’intégrité du corps, à la perpétuation du nom et à la réalisation de rituels codifiés. L’exposition Ancient Egypt : Digging for Dreams (2000-2001) avait par exemple proposé aux visiteurs de lever un voile qui cachait la momie et de lire des formules égyptiennes destinées au mort.
Je pense que d’une manière générale il est important de différencier les momies d’autres objets de collection de deux façons : la narration et l’exposition. Leur appellation, la transcription du nom lorsqu’il est connu, la création d’un environnement sombre, la position des momies dans un espace hors du passage, sont des pistes qui ont été explorées dans différents musées.
Que peuvent-nous apporter l’étude et l’exposition des momies ? La fin justifie-t-elle les moyens ?
L’étude et l’exposition des momies égyptiennes sont importantes dans de nombreux domaines, et sont bénéfiques lorsque celles-ci sont faites dans le respect des problématiques mentionnées précédemment. La valeur la plus évidente vient du fait que les momies nous permettent d’apprendre davantage sur la civilisation égyptienne directement par les acteurs qui ont vécu cette même civilisation. Il est important néanmoins de rappeler ici que les momies égyptiennes présentées dans les musées ne sont pas représentatives de l’ensemble de la population égyptienne mais d’une classe aisée. Nous apprenons beaucoup sur les conditions de vie, l’alimentation et les maladies en Égypte en étudiant les corps conservés. Les différents systèmes de momification, les choix stylistiques, les histoires liées aux individus permettent de créer un lien direct avec la société ancienne.
La question de la justification de leur exposition est souvent posée, mais il faut garder en mémoire que les momies exposées aujourd’hui dans les musées du monde entier ont souvent été trouvées et acheminées aux XVIIIe et XIXe siècles ; très peu d’acquisitions ont lieu ces dernières années. Puisque les momies font aujourd’hui partie des collections des musées, je pense qu’il est important de ne pas les laisser dans l’oubli dans des salles de réserves. Les étudier de façon respectueuse et travailler à leur exposition, c’est permettre de garder leur nom et leur histoire vivants.
Lors de ma visite de l’exposition Momies – Un rêve d’éternité, j’ai pu voir un nombre de visiteurs fascinés, mais aussi, parfois, irrités. Une personne disait même trouver l’exposition « un peu macabre » et elle se demandait comment un musée pouvait faire face à cela. De ton point de vue, qu’en penses-tu ? Vois-tu une relation entre notre attitude à l’égard des momies et l’attitude de notre société face à la mort ?
D’une certaine façon, le public ne réagit pas forcément à ce qu’il voit en face de lui, mais à l’image mentale qu’il s’en est créée. Au regard des momies égyptiennes en particulier, et des morts en général, les médias et la culture populaire ont offert une multitude d’images qui dépeignent les restes humains de différentes façons, avec peu de ressemblance avec la réalité. Chacun a une approche différente de la mort selon sa culture, ses croyances ou ses émotions personnelles, mais nous avons aussi appris à craindre les morts, et les momies égyptiennes ont souvent été dépeintes comme repoussantes et effrayantes. Je pense que le musée est un des premiers acteurs dans le changement de ce message, et cela passe par l’exposition. Les momies égyptiennes sont fascinantes, et pourtant nous effraient en ce qu’elles renvoient une image de la temporalité et de la mortalité déroutante. Mais il est important de rappeler que les momies, au-delà d’objets de collections, et bien éloignées de ces créatures mystiques que les médias ont représentées, sont des personnes qui ont eu une existence, des occupations et, entre autre, des maladies souvent semblables aux nôtres. Mettre en valeur leur humanité, c’est briser la glace entre le visiteur et ce qu’il perçoit. De plus, l’étude de ce qu’on appelle leur deuxième vie, c’est-à-dire leur découverte, leur acquisition, et leur exposition, donne de la dimensionnalité et de la profondeur à leur histoire. Au final, il s’agirait de changer la relation objet/visiteur et d’en faire une véritable rencontre entre individus.4