Un monastère en pierre de taille dans une vallée oubliée au fin fond de l’Oesling. C’est le vétuste et éloigné couvent de Cinqfontaines, construit en 1903 et habité par une demi-douzaine de moines, que choisit la Gestapo pour interner les vieux et les malades, ceux qui n’avaient pu ou voulu quitter le Grand-Duché à temps. Semaine après semaine, de nouveaux arrivants débarquèrent. En tout, 300 personnes passeront par le couvent. « En regroupant une partie de la population juive restante dans le nord du pays, le Consistoire émit l’espoir que l’occupant desserrerait quelque peu son étreinte », explique le journaliste et historien free-lance Laurent Moyse dans Du Rejet à l’intégration, une histoire des Juifs du Luxembourg basée en grande partie sur les documents administratifs du Consistoire. Mais la mise hors d’atteinte des plus démunis était une illusion. Des rails de chemin de fer traversent la vallée.
Les conditions de vie au sein du couvent étaient abominables. L’historien Paul Dostert décrit comment, en avril 1942, douze personnes sont interrogées puis déportées, « parce qu’elles ont été trouvées en possession d’un morceau de savon lors d’une inspection faite à Cinqfontaines par le chef de la Gestapo ». Le premier convoi (« Gesellschafts-Sonderzug für Juden ») en direction du ghetto de Łódź part le 17 octobre 1941, un peu après minuit, de la Gare de marchandises du Luxembourg. Six autres convois allaient suivre. À partir de juillet 1942, les trains partent directement de Cinqfontaines direction Theresienstadt (passant à travers des villes allemandes comme Trèves, Francfort, Eisenach ou Dresde). Certains furent transportés sur leur lit de malades jusque dans les wagons à bétail. (Sur la liste du convoi du 28 juillet, on retrouve également cinq « aliénés » de l’asile d’Ettelbruck.) En tout, 677 Juifs furent déportés du Grand-Duché, dont seuls 53 ont survécu. 565 réfugiés luxembourgeois furent déportes de France et de Belgique, 25 survécurent. Le génocide fut mis en œuvre par les chefs locaux de la Gestapo au Luxembourg et à Trèves.
Henri Juda a donné rendez-vous à 19 heures dans la galerie marchande d’un supermarché du Kirchberg, non loin de son lieu de travail. Son père avait été un des rares à avoir été caché, trois ans durant, par son voisin, un paysan de Befort. Sa mère, avec ses parents et ses huit frères et sœurs, s’était enfuie à Bruxelles. Ils y furent trahis (« par un Luxembourgeois », précise Juda), arrêtés et déportés à Auschwitz. Elle en était revenue, traumatisée. « Personne ne voulait entendre ce que les survivants avaient à dire, explique Juda. Moi, personnellement, j’ai longtemps fui la question. » Pour de nombreuses familles juives, le sujet était trop douloureux. Au sein de la communauté juive, les plaies restaient ouvertes. Ainsi, Laurent Moyse évoque les cruelles accusations portées dans les années d’après-guerre contre Alfred Oppenheimer en tant qu’ancien « Judenältester » (c’est-à-dire comme « intermédiaire » entre le pouvoir nazi et la communauté juive). Et ceci malgré le fait qu’Oppenheimer avait été déporté avec sa femme et son fils, tous les deux gazés à leur arrivée à Auschwitz.
Dans le conscient collectif européen et luxembourgeois, la Shoah est longtemps restée un non-lieu de mémoire. Lorsque, dans un communiqué envoyé ce lundi, Xavier Bettel affirme qu’il faut inégrer les Juifs « dans la communauté des victimes de la Deuxième Guerre mondiale », il sous-entend qu’ils en étaient – du moins en partie – exclus. Pour l’immédiat après-guerre, cela est sans doute vrai. Dans la Fin de la modernité juive, l’historien Enzo Traverso avance plusieurs explications à ce trou de mémoire, dont le rôle de la République fédérale allemande comme alliée contre le totalitarisme soviétique et une grille de lecture antifasciste plus portée « à valoriser l’héritage de la déportation politique qu’à méditer sur un génocide perpétré au nom d’un projet de domination raciale. » (La référence était donc Buchenwald et non Auschwitz.) Enfin, écrit Traverso, « les rescapés des camps de la mort eux-mêmes ne voulaient pas singulariser leur souffrance, mais réintégrer des communautés nationales, sur un pied d’égalité ».
Ce sera le procès Eichmann à Jérusalem en 1961 qui brisera l’oubli et le refoulement et fera naître « l’ère du témoin ». L’holocauste devint le paradigme d’une rupture de civilisation. Pour Traverso, la Shoah est devenue une nouvelle « religion civile » du monde occidental, « étalon nécessaire pour mesurer les vertus morales de ses démocraties et test auquel sont soumis les États qui souhaitent intégrer ses institutions politiques. » Le « devoir de mémoire » a créé une conscience partagée pour le passé criminel de l’Europe et une nouvelle sensibilité pour la question des droits de l’homme. (« Dat wat deemools geschitt ass, vis-à-vis vun der armenescher Communautéit, war net an der Rei », avait dit Xavier Bettel à propos du génocide des Arméniens au briefing de presse du 21 avril en tentant d’éviter le terme « génocide ».) Or, selon Traverso, il comporte également le risque de déboucher sur « un discours rhétorique, plutôt conformiste, utilisé comme formule rituelle. »
« Réaliser dans les plus brefs délais la construction d’un monument national de la Shoah sur le territoire de la Ville de Luxembourg. » Ce point est listé parmi les « actions immédiates et ponctuelles » proposées, en juin 2009, par le Rapport sur la spoliation des biens juifs. Il aura fallu attendre six ans, avant que les choses ne se concrétisent. Ce lundi, le Premier ministre Xavier Bettel et la bourgmestre Lydie Polfer (tous les deux DP) ont rencontré le sculpteur franco-israélien Shelomo Selinger « pressenti par le gouvernement luxembourgeois pour créer le futur monument national pour la mémoire de la Shoah ». Né en 1928 en Pologne, Selinger avait été déporté à l’âge de treize ans. En 1945, il est retrouvé par les troupes de l’Armée Rouge gisant, amnésique, sur un tas de cadavres. Il lui faudra sept ans pour retrouver la mémoire, grâce notamment à son travail de sculpteur.
Ce qui intéresse davantage le Consistoire qu’un simple monument, ce sont les « actions à long terme » contenues dans le Rapport spoliation, dont la création d’une « Fondation de la Mémoire de la Shoah au Luxembourg ». Le Consistoire a profité de la dynamique enclenchée par un autre rapport, celui de Vincent Artuso, pour relancer ce projet. Claude Marx, le président du Consistoire, pointe la « complémentarité » de cette Fondation de la Mémoire et de l’Institut d’histoire des temps présents (IHTP) ou Institut d’histoire contemporaine (selon la formulation de Xavier Bettel dans son discours sur l’état de la nation). L’IHTP sera lié à l’Université du Luxembourg et son domaine de recherche pourrait dépasser la seule Deuxième Guerre mondiale. À l’IHTP la recherche historique, à la Fondation sa transmission pédagogique. Reste que la question du financement de la Fondation est loin d’être claire. Car elle devra exclusivement compter sur les revenus générés par la dotation initiale sans entamer celle-ci. Considérant que les intérêts de placements sûrs sont à un niveau historiquement bas, il faudra donc lever une somme considérable pour financer la Fondation. Pour y pallier, le Rapport spoliation avait préconisé « d’encourager les entreprises privées, les particuliers et la société civile en général de faire des contributions volontaires ».
Il faut attendre 1969 pour qu’à Cinqfontaines soit instauré un monument en mémoire des victimes de la Shoah. Lucien Wercollier érigea sept blocs de granit issus des carrières de l’ancien camp de concentration Natzweiler-Struthof. Depuis, chaque premier dimanche de juillet, le Comité Auschwitz organise une procession solennelle, qui depuis 25 ans a pris une forme rituelle : dépôt de fleurs, sonnerie aux morts, allocutions, prières et récitation du kaddish. (En 2005, le ministre des Affaires Etrangères Jean Asselborn a profité de son passage pour recommander le « oui » à la Constitution européenne, un instrumentalisation qu’aucun média n’avait thématisé). Dans sa contribution sur Cinqfontaines, publié dans le premier tome de Lieux de mémoire, l’historien Jürgen Michael Schulz avait analysé les articles ayant paru au lendemain des commémorations, et avait conclu : « Phasenweis ist auch eine Standardisierung der Berichte zu beobachten, indem ganze Passagen über mehrere Jahre unverändert wieder abgedruckt werden. » Selon Henri Juda, il faudrait donner une nouvelle forme à ces « al agespillten Ritualer », leur donner « un rapport actuel ».
En octobre 2013, Juda fonde MemoShoah, « e klenge Klippchen de la société civile» dont le siège social se trouve dans l’ancienne synagogue récemment rénovée de Mondorf. Juda est resté longtemps en marge du paysage communautaire (il est membre de la communauté d’Esch-sur-Alzette, plus libérale que celle de la Ville), et il voit le rôle de MemoShoah comme complémentaire à celui, plus officiel, du Consistoire. Depuis un an, la mini-association sillonne le pays avec une exposition itinérante intitulée Between Shade and Darkness montée initialement en 2013 par le Musée de la Résistance. À chaque halte, MemoShoah organise des conférences avec des édiles communaux et des historiens locaux, dans l’espoir de provoquer « une prise de conscience ». Pour Juda, au moment où le judaïsme luxembourgeois est en passe de devenir majoritairement séfarade, la question de la transmission de la mémoire se pose jusque dans la communauté juive elle-même.
La revendication centrale de MemoShoah est la constitution d’un « centre de rencontre et de mémoire » à Cinqfontaines. Un endroit pour discuter, organiser des séminaires et projeter des films. Les Prêtres du Sacré Cœur avaient déjà consenti à céder le vieux moulin délabré et humide en contre-bas du monastère (la Pafemillen) pour un euro symbolique. L’annonce que les deux moines restants se préparaient à quitter les lieux pourrait donner une nouvelle dynamique au projet de MemoShoah. L’isolation du site, à une dizaine de kilomètres au Nord de Clervaux, Juda ne la voit pas comme un inconvénient, mais comme une chance. Il évoque des visites de classes, lors desquelles les élèves pourront se confronter une journée durant à la Shoah et, plus généralement, à la question des génocides. « Ainsi, dit-il, la question ne sera pas enseignée entre un cours d’éducation physique et un cours de maths. » Juda dit ressentir « une tension atmosphérique » sur le site : « Pendant un siècle, les moines y cherchaient Dieu ; les Juifs y ont attendu la mort ».