La résidence ne s’appellera ni Verdi ni Rubens, mais portera le nom de Félix Thyes. Lors de la dernière séance du conseil communal de la petite bourgade de Lintgen (2 800 habitants), la semaine dernière, le maire Henri Wurth se félicita de la bonne volonté affichée par le promoteur immobilier ayant acquis la maison de l’auteur qui y vécut presque toute sa vie (1830-1855) et qui compte pour un des pionniers de la littérature luxembourgeoise en français. La maison de la rue principale de Lintgen n’est pas protégée ; elle fera place à un complexe résidentiel, orné en outre d’une plaquette commémorative en hommage à Félix Thyes, dont la commune s’apprête à fêter le 160e anniversaire du décès cette année. Les milieux littéraires sont en émoi devant la destruction annoncée – mais rien n’y fera, aucune demande de protection ou inscription sur l’inventaire supplémentaire n’ayant été introduite, la démolition est chose décidée.
À Echternach, ce fut une « autorisation de destruction donnée inopportunément » par le bourgmestre, répond la ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) à une récente question parlementaire de Franz Fayot (LSAP), et une lettre préparée par le Service des sites et monuments nationaux dans les temps mais jamais signée par la ministre de l’époque Octavie Modert (CSV) qui avaint permis la destruction de la « Dëppefabrik », un « immeuble remarquable datant de la fin du XIXe siècle » en été 2013. Et ce alors même qu’une procédure de classement était en cours. Le même Franz Fayot s’enquiert, dans une autre question parlementaire, des raisons de la destruction du hall 2 de l’ancienne aciérie Paul Wurth à Hollerich, qui a commencée au printemps. Le hall 1 et le bâtiment de la direction (qui abrite la Fondation de l’architecture) étant classés monuments nationaux, la sauvegarde du hall 2, fortement pollué, se serait avérée « techniquement ainsi qu’économiquement non raisonnables » lui répondit la ministre de la Culture début juin.
« Emmerdes » Depuis que la ministre Maggy Nagel a affirmé dans ses premières interviews programmatiques qu’elle visait une approche plus « pragmatique » et « teintée de bon sens » en la matière, les nerfs des amis du patrimoine sont à vif. Le Service des sites et monuments nationaux ne veut pas prendre position vis-à-vis du Land, mais demande qu’on contacte directement le ministère de la Culture. Dont les fonctionnaires promettent un nouveau dynamisme avec l’organisation des premières Assises de la culture sur le thème justement du patrimoine, en octobre à l’Abbaye de Neumünster, avec comme pièce maîtresse l’étude du juriste français François Desseilles, Le droit du patrimoine au grand-duché de Luxembourg, un pavé de presque 700 pages commandité par Octavie Modert et présenté le 20 mai à la commission de la Culture de la Chambre des députés. Et, pour cet été encore, on annonce la mise en ligne, par le SSMN, d’une base de données complète reprenant l’inventaire des immeubles dignes de protection ou classés à travers le pays. Histoire de ne plus devoir constater les dégâts quand c’est trop tard ou jouer les pompiers en urgence.
En attendant, la ministre fait le grand écart entre ses déclarations en faveur du patrimoine archéologique – elle a déjà visité les fouilles de la place Guillaume, sur le territoire de sa collègue de parti et amie Lydie Polfer, à deux reprises – et celles, tonitruantes, que l’État doit « faire [son] travail avant d’aller voir les propriétaires privés pour les ‘emmerder’ parfois avec les idées qui circulent au niveau de la protection du patrimoine » (Luxemburger Wort du 28 mars 2014). Ses premières décisions, celle d’autoriser la destruction de quatre immeubles de logements sociaux et de n’en garder qu’un seul en guise de témoin de son temps à Diekirch ou celle d’autoriser l’âne au lieu du traditionnel coq sur le toit de l’église Saint Laurent, toujours à Diekirch, furent des preuves de ce qu’elle entend par « pragmatisme » – deux désaveux cinglants de la ligne rigoriste défendue par Patrick Sanavia au SSMN.
Depuis, la ministre – qui est également responsable du Logement – a fait une affaire personnelle de l’arbitrage entre les intérêts des promoteurs privés, voulant surtout construire vite et maximiser leur gain sur un territoire acquis, et l’intérêt public de la sauvegarde du patrimoine bâti pour la mémoire collective et l’identité nationale. Elle reçoit chaque semaine, affirme une source proche du ministère, « des dizaines » de propriétaires et d’édiles communaux, souvent avec des responsables de la protection du patrimoine (dont Bob Krieps, le premier conseiller du gouvernement au ministère, qui est également président de la Cosimo, commission des sites et monuments) et chercherait des solutions dans l’intérêt des deux parties.
Intérêts partagés Souvent, ces intérêts divergent. Mais parfois, ils se rejoignent aussi, comme lors de la transformation de plusieurs immeubles historiques datant d’époques différentes en un Biergerzenter moderne pour la capitale : le bureau Steinmetz & DeMeyer, choisi en 2007 sur base d’un concours, y a concilié des parties du patrimoine architectural remontant au XIXe, au XVIIe, voire même, pour les fondations, au XIIIe siècles, avec un vocabulaire formel et des contraintes techniques et de sécurité contemporains. Durant tout le chantier, le SSMN a été étroitement consulté, affirmèrent les architectes lors de la présentation du bâtiment lundi, et les parties les plus anciennes, largement valorisées par les travaux, furent classées au cours du chantier. Or, ce grand respect pour le patrimoine n’a pas encore eu les retombées financières escomptées : sur les quelque 23 millions d’euros que coûtèrent les travaux, le ministère de la Culture n’a contribué qu’avec 260 000 euros, « mais je suis confiante qu’il y aura encore une suite », souligna, souriante, la bourgmestre Lydie Polfer.
Car oui, parmi tous les intérêts, souvent divergents, ayant cours dans le domaine de la protection du patrimoine, il y en a un qui domine tous les autres : les sous. Si un promoteur achète un bâtiment en ruine, que ce soit une ferme ou une maison mitoyenne en ville, il achète toujours en premier lieu un de ces terrains si rares au Luxembourg. Et veut rentabiliser son investissement en y construisant le plus possible, de préférence une belle, grosse résidence. Devoir garder un perron, une silhouette, voire tout le bâtiment, n’est qu’un frein pour son retour sur investissement. Sauf dans de rares cas d’immeubles de « très haut standing » comme le projet du Cloître Saint François dans la Vieille Ville, dont les lofts de plusieurs centaines de mètres carrés dans des murs rénovés avec le plus grand respect du patrimoine ne s’adressent clairement qu’aux High Net Worth Individuals. Le luxe, c’est pour les riches, aux autres les clapiers à lapins.
« Au frigo » Et parce que les intérêts privés et publics divergent, la politique de protection du patrimoine traîne des pieds depuis des années, voire des décennies. En 2000, il y a donc quatorze ans, la ministre de la Culture de l’époque, Erna Hennicot-Schoepges (CSV), avait déposé un projet de réforme de la législation en vigueur depuis 1983. Depuis, c’est le ping-pong au Parlement ; bien que le Conseil d’État ait émis un deuxième avis en 2007, la dernière majorité CSV-LSAP n’y a plus touché, tellement les écarts de vue entre ceux qui voulaient servir les investisseurs et ceux qui voulaient une protection plus contraignante furent grands. Dans ses conclusions, François Desseilles estime que « d’aucuns voudront peut-être ressusciter » ce projet « mis au frigo » et insiste lourdement que « des menaces pèsent, tous les jours, sur le patrimoine culturel », des menaces qui « entraînent notamment l’appauvrissement du patrimoine culturel national, la défiguration du paysage urbain et des agglomérations, et, plus largement, la dégradation du cadre de vie ». Car, pour lui, « toute trace effacée est effacée à jamais ».
Au 31 décembre 2013, plus de mille immeubles (1 024 exactement) étaient soit classés monuments nationaux, soit inscrits sur l’inventaire supplémentaire – trois nouveaux classements et 45 inscriptions sur l’inventaire eurent lieu l’année dernière. Or, bien que de plus en plus de propriétaires contestent ces classements devant les juridictions administratives, les juges, jusqu’à la plus haute instance, la Cour administrative, se donnent beaucoup de mal à évaluer le bien-fondé du classement, visitent même les bâtiments en question – et décident le plus souvent en faveur de leur protection. Donc prennent aussi des décisions historiques et esthétiques, dans l’intérêt public. Comme dans ce jugement de la Cour administrative du 19 décembre 2013 concernant un ensemble d’immeubles de l’avenue Pasteur au Limpertsberg : « Les erreurs du passé ne constitu[e]nt pas une excuse pour ne pas appliquer la loi du 18 juillet 1983 [...] face à un ensemble urbanistique constitué par les cinq immeubles globalement concernés présentant [...] un ensemble d’un intérêt architectural, esthétique et historique vérifié. »