La poésie peut-elle faire pitance de tout? Y compris de ce qu'elle ne donne pas, à manger en l'occurrence. Manger, plutôt appétit ou alors désir. La poésie désire. Elle est désir. Désir de ce qui se dérobe: le sens. Prenant comme objet du poème la table, Yves Namur restreint, pour mieux le cerner, le désir qui oeuvre dans le poème. Il s'agit pour le poète d'approcher, tout en le sachant fugace, le monde des sens. Comment dire une sensation? - telle est la question et le poète d'y répondre à la fin du recueil en citant Pentti Holappa: «Jamais le plus ardent des poèmes n'élucidera l'aigre et furtive jouissance des sens».
Comment dire alors une sensation ? En disant ses comme. En traduisant, en glosant, en lisant. Or à quoi ressemble une table dressée ? À l'exquis, à une peinture ou encore à la table dressée par Monet ou Toulouse-Lautrec dirait-on dans un premier mouvement. Pour le poète, un mets tient surtout de la fable. Les mets se prêtent d'abord à la lecture: on commence par en déguster leurs noms, souvent poétiques. Dans ce Bavarois, on commencera d'abord par savourer les mots: «C'est un bavarois / 'Au miel doré de BeeBec, / Amandes et marmelade de rhubarbe' // C'est Babel disais-je au fou, / À l'arbre rouge et à qui le veut // Oui, / C'est Babel, BeeBec // Et tout le sucre / Des langues déliées!».
Les noms des mets sont féeriques et il convient de prendre les menus au(x) mot(s) pour voir surgir du merveilleux et «Toutes les Blanche-Neige / Du Massawipi!». On se demandera alors: «Et pourquoi / Ces nains sont-ils déjà endormis / Ou caramélisés». Visions féeriques mais surtout réminiscences autobiographiques, souvenirs de l'enfance: «Là / Où dorment encore odeurs d'antan, / Jambons fumés / Et ustensiles de cuisine». Nous transportons le saisissement de la première cuisine. Nous le projetons dans une autre altérité, en le dotant du coefficient sensuel. Comme pour retrouver ailleurs: «les paroles du thym, du laurier et cette haleine de vanille blanche».
Le sensuel a partie liée avec l'alimentaire. Et je pense ici à ce nu de Picabia qu'expose le Centre Pompidou à Paris, où le corps de la femme, qui n'est pas nue, ressemble de manière évidente au croustillant du pain. Aimer n'est pas un synonyme cannibale de manger. Mais métaphoriquement: «J'entre à tâtons sous la robe des fraises / Et des femmes toutes noires ou encore: «aujourd'hui / Je touche aux rondeurs / De l'huître plate / Je souffle le vent / Et les pinces du crustacé, / Je parle d'un pays / Ecrit au nord d'ici.». De ce poème, qui associe exotisme et sensualité ce qui prévaut, c'est la tierce réalité que crée l'écriture poétique: c'est l'oxymore opposant et associant «plate» et «rondeurs», c'est cette métaphore du «pays écrit».
Ce pays écrit est autant rêve exotique que réalité vécue, souvenir. Et l'on sait depuis la madeleine de Proust qu'un pays peut ressusciter à la faveur d'une saveur. Ici, c'est la fable de la table (les deux mots riment richement) qui crée ce moment où souvenir, rêve, plaisir, désir, écriture constituent une seule et même réalité. Bonheur - si l'on définit le bonheur comme synonyme de la rencontre. Pourtant l'ineffable demeure. C'est le propre du désir sachant se maintenir à la cime pour se sauvegarder; c'est le propre du désir sachant se préserver d'être besoin. Désir de manger et non pas besoin. Cela qui soustrait aux affres de la satiété.
Ici, le désir se prémunit de sa satisfaction en quoi réside son extinction, la dissipation du mystère de qui cherche, cherche à (sans complément). Dès lors qu'à table on oublie qu'on est là pour manger, dès lors qu'on oublie qu'on ne dresse une table que pour la débarrasser, le charme subsiste, subsiste le mystère, de l'inconnu qui prend les atours du féminin: «Il y a de l'inconnue / Et aussi de l'insaisissable, // Il y a de tout cela sur une table // Où fument gigot d'agneau // Et légumes verts. // Il y a cela, // Et / Cette part insoupçonnée encore // De la beauté.»
Yves Namur: La Petite cuisine bleue; poèmes ; avec des illustrations de Claire Lesbros, Éditions Phi, Collection Graphiti; Esch-sur-Alzette 2002; 125 pages, 12 euros; ISBN: 2-87962-141-0