À l'occasion du bicentenaire, un poète emboîte le pas à Victor Hugo. Dans le recueil Ce siècle qui avait deux ans, qui cite Hugo et qu'illustrent des lavis de Roger Bertemes, ces calligraphies du néant où l'artiste excelle, Félix Molitor hante ce chemin qui mène vers ce je-ne-sais-quoi qu'on appelle tantôt soi, tantôt transcendance. Immanence et transcendance se croisent, s'imbriquent et finissent par se confondre dans le cheminement de Félix Molitor, comme chez Victor Hugo.
Il s'agit de ces zones que Frank Wilhelm, préfacier du recueil et éminent spécialiste de Hugo, appelle «escarpements métaphysiques ou psychologiques insoupçonnés». Le poème est cette partie où le tout peut s'engouffrer. Le tout: cela que cherchent les mystiques de toutes confessions, les poètes de toutes les langues et les peintres de partout. Dans sa quête du «tout», Molitor, suivant Hugo, confond le mouvement orphique et le mouvement prométhéen, entremêle descente et ascension. Il s'agit selon le mot de Frank Wilhelm d'une «descente vertigineuse qui débouche sur le zénith de la plénitude renouvelée». Pour employer des mots d'origine orientale, je dirais que dans cette démarche nadir et zénith se rejoignent.
Des mots d'origine orientale pour parler d'un poète qui, écrit Molitor, «réunit l'Orient et l'Occident». Oui. Nous sommes dans cette veine de la littérature française qui va de Guillaume IX jusqu'à Hugo - et plus tard Aragon et nos contemporains -, qui prône la rencontre des cultures et enseigne que l'Orient n'est intéressant qu'à partir du moment où il cesse d'être l'Orient et que l'Occident n'est intéressant qu'à partir de ce seuil où il cesse d'être l'Occident. On est ce qu'on cherche à ne plus être. Être, c'est s'employer à atteindre ce soi qui fuit dans son essence évanescente.
En ces temps turbulents, il n'est pas peut-être pas superflu qu'un poète, en l'occurrence Molitor, donne à l'Orient le visage de Rûmi, à l'Occident celui de Char. Et parlant d'un poète, j'implique ses fervents lecteurs, ceux qui l'escortent dans cette piété poétique qui ne peut que ne pas comprendre ce qu'est une frontière. «Qu'est-ce qu'une frontière?» écrit Félix Molitor à deux reprises dans son recueil. La question hante le poète parce qu'il sait traverser les frontières et surtout parce que pour lui (sommes-nous nombreux à le penser aujourd'hui?) l'Orient et l'Occident ne sont pas des réalités extrinsèques, ne sont pas des réalités. Où commence l'un ou finit l'autre ?
Orient et Occident sont des contrées de l'être, des zones intérieures. Nos coeurs ont deux rives nonobstant les identités sur nos passeports, nonobstant les visas sans quoi on ne peut passer d'une rive à l'autre. En ces temps où les splendeurs de Bagdad risquent d'être bombardées, il est salutaire de répercuter la voix de Hugo et, à la suite de Félix Molitor d'appeler à ce que les choses soient perçues telles quelles sont: aptes à devenir poétiques; il est salutaire de rappeler la propension universelle à la poésie.
Il y a un point à atteindre, celui que Molitor appelle le «seuil de non-retour». Ce stade où tout s'abîme, où tout n'est plus que signes i.e. poèmes. Poète d'affiliation solaire, Molitor sait éprouver les soifs de l'autre, la soif du nomade qui «n'est pas comme mais pour». Cette soif qui est sens, orientation, direction, cheminement. Toujours vers ce point où les choses ne sont plus que ce qu'elles sont réellement: des signes. Là où s'ouvrent une autre sémiologie du monde. Cette entreprise sollicite autant l'esprit que les sens. Le corps s'y trouve impliqué comme dans ce verbe «saisir» signifiant tout à la fois tenir et comprendre. Tous les sens se trouvent impliqués, confondus dans cette démarche qui donne à voir le dire et ses gestes, la voix et la blancheur (celle de la page ?) qu'elle cache et le regard qui n'est plus que lui-même: pure vision. Une vision sans objet autre qu'elle-même. Aller vers l'autre peut dès lors se faire dans l'immobilité de qui sait porter sur le monde une vision autre (comme on dit un regard autre). Parlant de ce regard, je pense au grand poète Al Maâri, non voyant mais lucide. Dès lors que le monde est en nous, qu'il n'y a pas d'autre, le cheminement se métamorphose en «une errance immobile / dans les faubourgs du coeur». Et le tout se donne dans l'infime. La démarche du poète n'induit pas de grande machine philosophique.
Elle est d'abord art de voir. Il suffit d'un rien. Un rien dit le tout. Tout est «de s'abîmer / dans l'ombre / mouvante / de pétale».
Félix Molitor: Ce siècle qui avait deux ans... - poèmes à la mémoire de Victor Hugo; 12 lavis de Roger Bertemes; 64 pages édité par Les Amis de la maison de Victor Hugo à Vianden, en coédition avec Islek Ohne Grenzen Ewiv. Luxembourg 2002. ISBN 2-9599823-0-4.