Cinéma

Sergueï Loznitsa, cinéaste post-soviétique

d'Lëtzebuerger Land vom 21.02.2020

De Dovjenko à Serguei Paradjanov, qui transita par les studios de Kiev pour y réaliser Les Chevaux de feu (1964), de nombreux artistes et intellectuels se sont formés en Ukraine. Sergueï Loznitsa, auquel le Centre Pompidou consacre une rétrospective, est le dernier-né d’une lignée de cinéastes ayant vécu en régime soviétique.

Né en 1964 en Biélorussie, Sergueï Loznitsa grandit à Kiev où il opte pour l’étude des mathématiques appliquées. Ingénieur à l’Institut de cybernétique de la ville, il change radicalement de voie après l’effondrement de l’URSS en rejoignant l’atelier de Nana Djordjadzé au VGIK, la fameuse école d’État du cinéma de Moscou. Le cinéma de Loznitsa sera dès lors « post-soviétique », ce qui implique nécessairement une certaine mise à distance du passé communiste. On reconnaît ce retrait à sa façon toujours critique qu’il a de représenter les faits ou d’utiliser les images d’archives dans ses films, perpétuant ainsi la tradition soviétique du cinéma de remontage, d’Esther Choub à Artavazd Pelechian. L’un des chefs-d’œuvre de ce dernier, Les Saisons (1975), fait d’ailleurs partie des films associés par le cinéaste ukrainien à la programmation de la Cinémathèque du documentaire. Un vaste aperçu du XXe siècle est ainsi reconstitué à travers des productions documentaires : La Mélodie du monde (1928) de Walter Ruttman, Vieilles chansons géorgiennes (1968) d’Otar Iosseliani, San Clemente (1982) de Raymond Depardon, Crazy Horse (2011) de Frederick Wiseman ou encore les récents et méconnus Rêveurs rêvés (2016) de Ruth Beckermann et Commissariat (2009) d’Ilan Klipper. Un horizon cinématographique très large, qui permet à la fois d’identifier les différentes influences de son cinéma et d’établir des connexions entre les traditions esthétiques soviétique, européenne et américaine.

Que ce soit dans sa production (majoritairement) documentaire, ou dans le registre de la fiction entamée depuis 2010 (My Joy, Dans la brume, Une femme douce, Donbass), Loznitsa livre continuellement une méditation sur le temps et l’Histoire. L’Ukraine s’y prête particulièrement en tant que théâtre de nombreuses tragédies, depuis l’holodomor des années 1930 acté par Staline à l’invasion des nazis la décennie suivante, sans oublier la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, qui aura précipité l’éclatement du bloc communiste. Par son emplacement géographique l’Ukraine occupe une position stratégique entre l’Europe et la Russie. Ceci explique en partie la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le pays, entre l’invasion de la Crimée et l’occupation illégale du Donbass par des miliciens russes.

Ces événements pénètrent évidemment le cinéma de Loznitsa. Sa dernière fiction, intitulée Donbass (2018), du nom de cette région minière où fut fondée la légende stakhanoviste, montre les violences et les absurdités de la guerre en prenant appui sur des vidéos postées par la population sur Youtube. Un pareil mélange de réalisme et d’absurde se retrouve dans une autre fiction, Une Femme douce (2017), mais aussi dans Le Procès (2018), dont le titre kafkaïen évoque autant le sort des accusés d’un prétendu « complot industriel » que celui de leurs juges, qui finiront eux-mêmes fusillés quelques années plus tard sous Staline. Ce film, fait à partir des images retrouvées et assemblées par Loznitsa, appartient, avec Revue (2008) et L’Événement (2015), à un ensemble constitué à base de matériaux d’archive. Revue est fabriqué à partir de bulletins d’actualité tournés sous le gouvernement de Khrouchtchev, tandis que les images de L’Événement proviennent du Studio documentaire de Saint-Pétersbourg. Ce dernier, comme Maïdan (2014) sur le soulèvement contre le régime du président Ianoukovitch, relève du genre des essais sur les révolutions, à l’instar de l’entreprise menée par Harun Farocki et Andrei Ujic sur la fin de règne de Ceaucescu (Vidéogrammes d’une révolution, 1992). Installé à Berlin depuis 2001, Loznitsa arpente inlassablement des lieux de mémoire : les vestiges d’un cimetière juif à Riga, les camps d’extermination de Dachau et Sachsenhausen (Austerlitz, 2016), ou encore les places où se sont formés les rassemblements populaires au cours de la Glasnost (L’Événement).

En 22 années de métier, le cinéaste ukrainien aura réalisé plus d’une vingtaine de films, courts et longs métrages confondus, qui sont souvent récompensés dans les principaux festivals. Et l’on se souvient au Luxembourg, non sans une certaine émotion, que Serguei Loznitsa présidait en 2014 le jury international du festival CinEast.

La rétrospective Sergueï Loznitsa dure jusqu’au 8 mars à la Cinémathèque du documentaire au Centre Pompidou, Paris ; www.centrepompidou.fr.

Loïc Millot
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