Luxembourg. Été 2000. J'ai rendez-vous avec Félix Molitor dans ce café des Glacis. Je sors harassé de cette longue discussion. Nous avons parlé du silence, de la voie, de ce que disent les pierres et de nos ressemblances. Nous sommes nés la même année; il a fait un premier travail universitaire sur René-Guy Cadou comme moi, puis, comme moi, il a soutenu une thèse sur Jules Supervielle. Et nous avons exactement la même situation familiale. Vertige de la ressemblance, tournis du comme qui tourne au même. Heureusement qu'il y a des différences entre nous.
Félix Molitor incarne, avec José Ensch, René Welter et Danielle Hoffelt, le renouveau de la poésie luxembourgeoise qui tient en plusieurs traits: ouverture sur le monde abhorrant toutes sortes de frontières, expérimentation vertigineuse des possibilités de l'être et du dire, du silence et de l'inespoir. Je me reconnais dans cette poésie née très loin de chez moi et qui rêve de soleil comme je rêve de neige.
Puis j'ai revu le poète à Tunis à l'occasion du colloque Écriture et peinture organisé par la Faculté des Lettres de La Manouba. Je garde le souvenir de sa brillante communication. Je garde le souvenir d'un homme qui presse le pas pour rentrer dans sa chambre d'hôtel où l'attendent des idées cherchant à prendre figure et des figures aspirant à devenir des pensées. Il est venu aussi chercher la part du soleil qui est en lui et se perdre dans le labyrinthe de la Médina.
Je relis sa poésie et m'étonne de cette quête qui la traverse. Que cherche le poète? Se frayer un chemin. Il cherche la voie. Relisant le poète, je songe à cette phrase de Hölderlin : «Je sentais partout mon manque, et pourtant je ne pouvais trouver mon but». C'est peut-être la quête même que cherche le poète. Ce qu'il cherche, c'est peut-être le chemin qui, menant ailleurs, le ramène vers un jadis, vers un non-lieu paradisiaque c'est-à-dire vers ce qui est irrémédiablement révolu.
Molitor interroge la pierre, le cristal. Il se souvient des soleils d'antan, de la naissance, sait être attentif à tout cela qui transparaît dans les méandres de la vie et dans le vécu d'absolu. La poésie de Félix Molitor dit ces soifs nostalgiques qui lui font remonter le temps jusqu'à l'instant qui précède la naissance vers «l'humus du premier jour». Il lit, il prospecte le visible, il voit jusqu'à n'être plus que cet il qui voit, qui se voit et qui se voit voir.
Instant poétique où le regard s'inverse, devient outil d'une introspection qui mène le poète vers le poète. Le poème est le cadre où l'il se transforme, se métamorphose. Le poème est le lieu de toutes les métamorphoses. C'est sans doute pourquoi le bestiaire du poète privilégie d'abord les animaux qui muent: abeilles, libellules, coquillages, poissons, chrysalides, grenouilles, étoiles des mers grouillent, pullulent dans l'univers poétique de Molitor. Ce sont des animaux qui se transforment en eux-mêmes. La plus âpre des métamorphoses. Cette aspiration vers l'absolu porte un autre nom : désir intransitif (comme dit Rilke). Désir qui se passe d'objet et de complément d'objet. Désir à l'état brut. Désir. Il a comme synonyme une quête de la trace, du signe, de la cicatrice, de la meurtrissure originelle à laquelle la poésie apporte le Verbe mais surtout le silence, le blanc.
Le propre du poète, c'est d'avoir à écrire pour laisser des blancs, pour signifier la vacuité, le silence à venir, l'absence qui se profile déjà. Il y a du tragique derrière toute prise de parole, derrière toute poésie. Quand je parle de poésie, je ne parle pas de ces poèmes de mémères sur les petites fleurs mais de cette expérience ontologique qui fait que nous prenons souffle au bord du gouffre, que nous respirons devant l'extinction future et que nous fraternisons dans ce cheminement qui ne cherche rien.
Ce qu'il y a à trouver ressemble un peu, de par son caractère inattendu, à ce que j'ai pu trouver auprès de Félix Molitor: un soir, dans un parc luxembourgeois, nous sommes tombés sur un hérisson, un autre sur des jeunes filles toutes nues et à chaque fois sur des boissons exquises et des poèmes à apprendre par cur. Il convient que le cur soit de la partie.
Félix Molitor: Mémoire de cristal. Éditions Phi, Luxembourg
Félix Molitor: Bris de partance. Éditions Schortgen, Luxembourg