Si les albums jazz signés en duo sont légion, l’association piano-vibraphone est beaucoup plus rare. Évidemment, on peut toujours évoquer la série de collaborations entre Gary Burton et Chick Corea entamées dès 1972 avec le légendaire Crystal Silence. Immanquablement, Face to Face, dernier opus commun de Pascal Schumacher, vibraphoniste, accessoirement shooting star du jazz luxembourgeois et Jef Neve, pianiste belge, y fait écho. « Évidemment que cette collaboration entre Chick Corea et Gary Burton nous a marqués, avoue Pascal Schumacher. J’ai d’ailleurs beaucoup écouté leurs fameux concerts. J’aime beaucoup l’idée qu’une collaboration se poursuive comme cela de manière régulière en parallèle de parcours respectifs. »
Il faut savoir que les deux compères n’en sont pas à leur première rencontre. En effet, ils ont évolué ensemble au sein du quartet de Pascal Schumacher pendant cinq ans, enregistrant dans cette formation trois albums. « Ce qui a joué aussi dans l’ébauche du projet en duo, c’est l’aspect financier. Vous savez, quand un promoteur nous demandait le cachet pour le quartet, il n’était pas rare qu’on nous demande le cachet en duo, moins onéreux ! »
Signé sur le prestigieux label allemand Enja Records, qui compte dans son riche catalogue des enregistrements de légendes comme Elvin Jones, McCoy Tyner, Lee Konitz, l’album est chaperonné par le programme Rising Stars sous l’égide de l’Echo (European Concert Hall Organization), dont fait partie la Philharmonie. Une série de concerts donnés à travers l’Europe prolonge l’aventure initiée en studio. « Nous savions que nous étions sur la shortlist des Rising Stars. Mais nous ne nous attendions pas à être repris aussi vite et à pouvoir jouer dans des conditions optimales. Dès lors, dès qu’il y a eu cette opportunité, Enja Records nous a proposé d’enregistrer un disque pour marquer le coup. » Il faut dire que le parcours respectif des deux intervenants, jonché de récompenses individuelles (avec entre autres un Zamu Award pour Jef Neve, un Django d’Or pour Pascal Schumacher), est assez éloquent.
Assez rapidement, on remarque que le dialogue de deux amis, laissant à leur interlocuteur, chaque fois, l’occasion de développer des motifs, des ostinatos ou des lubies, tout en évitant de tirer la couverture à soi donne à l’auditeur plusieurs niveaux de lecture. L’écoute de l’autre s’avère aussi importante que les propres interventions. « Nous sommes restés de bons amis, partenaires de crime et notre complicité musicale reste pour moi un des plus beaux cadeaux ! », affirme, tout de go, Pascal Schumacher.
D’ailleurs, les compositions gravées révèlent une belle spontanéité créatrice et une précision idoine au jazz et à la musique classique, mais la place laissée à l’improvisation flamboyante et sinueuse, autre mamelle des aficionados de la note bleue, n’est pas aussi marquée. « Nous voulions quelque chose d’assez composé sur disque, même si les surprises lors de l’enregistrement n’étaient pas proscrites. Chacun a amené quelques compos de son cru et on discutait avant de choses que l’on pouvait essayer, et puis lorsque les bandes tournaient, on passait à l’action », assure le vibraphoniste. Pourtant, on reconnaît dans les huit compositions originales et la reprise de Cirrus de Bobby Hutcherson (figure légendaire du vibraphone), une certaine idée d’un jazz élégant comme le pratiquait E.S.T., privilégiant autant des thèmes émotionnellement forts qu’une sobriété d’exécution (Dream Like Space, Almalyk, le bref et poignant Araignée). « Mais en live, nous jouons évidemment en fonction du public, tout en servant aussi des standards de Thelonious Monk, Duke Ellington ou encore Bud Powell ! »
On ne passe pas à côté de quelques stigmates du minimalisme de John Adams ou de Steve Reich (son fantôme rôde sur les premières mesures de Wonderland), ce qui donne une œuvre aux points d’orgue multiples, poursuivant une écriture au cordeau où accalmies et tensions, voire retournements de situation alternent. Fondant les « rôles » de soliste et d’accompagnateur l’un dans l’autre, les deux musiciens dessinent une musique tantôt faite d’aérations, de silences, ou de phrases enchevêtrées, conjointes ou disjointes. Autre élément important, c’est le cadre narratif qui semble suivre un scénario qui raconte et sert des histoires, un peu comme le font les musiques de films. « De manière inconsciente alors, mais c’est vrai qu’après coup, les morceaux avaient ce côté narratif. Mais le but commun de cet enregistrement, c’était de sonner comme un seul être, comme une machine unitaire en quelque sorte. Tout en évitant l’écueil de l’ennui que peuvent susciter les timbres similaires de nos instruments respectifs. »
Et comment s’annonce la suite ? « Cet album va avoir un prolongement outre les concerts. En effet, après le dernier jour d’enregistrement, nous avons réalisé un concert le soir même, qui a été enregistré analogiquement. Ce Face to Face in Bremen va sortir uniquement en vinyle. »