Il suffit de mentionner deux noms pour donner le ton, la couleur de la 55e biennale, in et off, manifestations officielles et parallèles ; et peut-être que la chose est d’autant plus significative que les choix en question ont été faits, tout porte à le croire, indépendamment l’un de l’autre. Le commissaire de l’exposition internationale, jamais il n’y en a eu de plus jeune que Massimiliano Gioni, milieu de la trentaine, s’est rappelé un Italien émigré en Amérique, Marino Auriti, artiste autodidacte qui a déposé en novembre 1955 un projet au U. S. Patent Office pour un Encyclopedic Palace rassemblant toutes les connaissances humaines. Gioni a repris le titre, le projet d’Auriti n’ayant jamais été réalisé, difficile de dire combien l’exposition de la biennale en est proche ou lointaine ; elle est en tout cas quasiment à l’opposé de l’esprit des Encyclopédistes du dix-huitième.
Après Auriti, le deuxième nom qui marque est celui de Harald Szeemann, et peut-être même Gioni a-t-il voulu rivaliser avec le commissaire d’exposition suisse. Un autre Italien a pris les devants, fait mieux, pour la Fondazione Prada, Germano Celant a carrément reconstitué la légendaire, mythique exposition de la Kunsthalle Bern, de 1969, Live in Your Head. When Attitudes Become Form. Pour d’aucuns, et pour de bon, l’origine de l’art contemporain.
Est-il besoin de mentionner en plus Carl Gustav Jung dont le Livre rouge, écrit et illustré par le psychologue suisse entre les années 1914 et 1930, ouvre l’exposition au pavillon central. Le titre original en était Liber Novus, il faut reconnaître qu’il ne l’est plus tellement, et Jung, contrairement à Freud, ne passe guère pour un esprit émancipateur.
On dira que Venise, ville-musée, invite de toute façon à se porter en arrière. Et à la Pointe de la Douane, il a fallu remballer la sculpture de Charles Ray, un garçon haut de deux mètres quarante qui tient par la jambe une grenouille comme s’il venait de la tirer du canal. À la demande de la municipalité, on a remis le réverbère du XIXe préexistant.
1 L’exposition de Massimiliano Gioni, au pavillon central des giardini et à l’arsenale, si elle a évité une chose, c’est bien de se risquer dans la création contemporaine. Que d’artistes déjà morts. Et si les vivants sont là, c’est un peu en contrepoint, mais cela fonctionne souvent, ainsi dans l’une des premières salles où les interprètes de Tino Sehgal (d’ailleurs Lion d’or du meilleur artiste, « for the excellence and innovation that his practice has brought opening the field of artistic disciplines »), cette fois-ci, ne lancent pas la phrase de l’art contemporain comme naguère dans le pavillon allemand ; non, leurs mouvements épousent ce qui tient plus de la litanie, de la mélopée, face aux dessins de l’anthroposophe Rudolf Steiner et aux sculptures de Walter Pichler.
Comme l’artiste chinoise Guo Fengyi (1942-2010), tant de noms sont à ranger dans ce qui peut être appelé, de façon large, l’art brut. Et Fengyi, quand elle a commencé à dessiner, à l’âge de 47 ans, son intention n’était que thérapeutique. Soit dit en passant, avec ces artistes de la marge, ces outsiders, on n’échappe que momentanément au marché ; ils sont loin d’être irrécupérables.
« The message comes from heaven », dit Fengyi. Hubert Martin avait naguère parlé de magiciens de la terre dans son exposition d’artistes aborigènes. Et c’est une conception magique de l’art, de la pratique artistique, qui est prédominante ici. Bien sûr qu’on ne fera pas la fine bouche devant bon nombre d’œuvres intéressantes, à découvrir (et c’est le mérite de Gioni), ou à revoir dans un bel ensemble, les sculptures de Josephson, les œuvres de Bispo de Rosario ; et à l’arsenale, comme en gigogne, il y a l’extraordinaire salon autour de l’identité de Cindy Sherman. Pourtant, des fois, de l’air frais fait du bien, avec la force et la violence de Maria Lassnig (Lion d’or, avec Marisa Merz, pour l’ensemble de l’œuvre), avec l’esprit d’analyse critique de Harun Farocki.
Ailleurs, dans Venise, au palazzo Widmann, on a surenchéri, dans le genre Wunderkammer, sous les auspices du jésuite Kircher, XVIIe, affirmant que « quiconque connaîtra la chaîne qui unit le monde inférieur au monde supérieur, découvrira les mystères de la nature et fera des miracles ».
2 Les artistes que Harald Szeemann avait réunis en 1969, plus modestement, voulaient faire des objets, et l’essentiel dans leur acte créateur était l’idée. C’est une chance, pour le grand nombre de ceux qui n’étaient pas allés à Berne, pour quelque raison que ce soit, de vivre de la sorte concrètement cette exposition. Et de constater de suite que les objets, ou n’hésitons pas à parler d’œuvres, ont parfaitement résisté au temps, ont gardé toute leur fraîcheur. Celle-ci s’affirme même avec tant soit peu d’ironie dans un palazzo qui n’est pas dans le meilleur état, où l’on a aménagé, par-dessus les murs et les moulures malades, les salles de jadis.
L’objection ne compte pas de dire que reconstitution ne vaut pas étude. Grâce au Harald Szeeman Archive, au Getty Research Institute, c’est l’exposition elle-même qui se donne comme objet de recherche, et quand on monte sous les combles, une ample salle fait merveille avec les pièces qui à Berne avaient été réunies dans la Schulwarte. Un bel hommage à Harald Szeeman, et peut-être un encouragement à faire de même aujourd’hui, loin toutefois de l’imitation.
3 Avec les pavillons qui existent, et le record des pays participants a encore été battu, on voit mal comment sortir de ces jeux olympiques de l’art. Mais nouvelle preuve qu’il ne faut pas surestimer les prix, le Lion d’or ayant surpris en premier son récipiendaire, l’Angola, des palettes de posters qui ne demandent qu’à être emportés, photographies d’objets trouvés, usés, au milieu toujours d’un décor contrasté, du palazzo Cini. Justification du jury : « the curators and artist together reflect on the irreconcilability and complexity of site ». On adhérera ou non.
L’échange des pavillons entre Français et Allemands était connu depuis longtemps. Voici donc Ai Weiwei, un Chinois pour l’Allemagne, d’amonceler de façon spectaculaire plus de 800 tabourets ; et en face, Anri Sala, un Albanais pour la France, d’emmêler et de démêler, suivant le sens des mots anglais to ravel, to unravel, deux interprétations du Concerto en ré pour la main gauche, de Maurice Ravel, dans un art de prendre la musique comme matériau avec intelligence et sensibilité.
Comme le Vatican qui a choisi la genèse comme sujet, et la vidéo de la jeune artiste Camille Henrot (Lion d’argent) y aurait fait l’affaire, à côté des peintures de Lawrence Carroll, le Liban participe pour la première fois. Avec une vidéo très convaincante, Lettre au pilote qui a désobéi, un Israëlien qui en 1982 survolant Saïda, au lieu de lâcher ses bombes sur une école de garçons (était-il originaire de la ville, avait-il fréquenté l’école), se dirige d’un coup vers la mer pour s’y débarrasser de sa cargaison mortelle. L’artiste Akram Zaatari s’est souvenu d’Albert Camus, et c’est un peu à la façon de l’écrivain français qu’il commente : « On ne choisit pas le pays où l’on naît. Il s’est fait que je suis né au Liban, cette histoire a eu lieu au Liban, elle aurait pu se passer n’importe où ailleurs ».
4 Un acte politique, certes, même si en premier c’est de l’art, et empreint d’une belle humanité. Ai Weiwei, dans deux autres contributions, même plus fortement encore art et action politique. À la Giudecca, avec un paysage mis en scène avec des barres d’acier, qu’il a fallu rendre droites de nouveau, qui proviennent de bâtiments effondrés dans un tremblement de terre du Sichouan ; dans l’église de San Antonin, dans le quartier du Castello, avec six boîtes de fer rouillé pour raconter sa détention, à l’échelle d’un demi, ses moindres gestes sous la surveillance de deux gardes. L’artiste n’a pas eu la permission de quitter la Chine ; de mauvais esprits pourraient poser la question comment un transport de tant de tonnes a pu échapper à la douane et à la censure chinoises.
La biennale, depuis longtemps, essaime dans la lagune, au point de ne laisser guère d’église ou palais inoccupés. Deux derniers exemples, des choix tout subjectifs. Pedro Cabrita Reis a transformé en chantier le piano nobile du palazzo Falier, là ses néons tracent un parcours qui donne au visiteur une expérience toute nouvelle de l’espace. Au palazzo Bembo, dès la première salle, la confrontation fut émouvante avec un Farbraumkörper, de délicates nuances de couleur verte, de Gotthard Graubner ; d’habitude, nos chemins se croisaient à Venise, il n’en fut rien cette année, Gotthard Graubner est décédé quelques jours avant, il reste le souffle sans fin qui anime ses peintures.