Stéphanie Rollin et David Brognon (The Plug) sont deux artistes trentenaires en activité depuis 2006 et basés au Luxembourg, ils forment un duo d’artistes à succès répétés. d’Land les rencontre à un moment où leur collaboration est confirmée dans leurs propositions (installations et vidéo) par le Pirelli Prize, le mois dernier à Art Brussels. L’œuvre récompensée, Loneliness, 8m2 (A130), était très précise, épurée, car à la limite du design, qui révèle la mémoire des objets, un élément qui fonctionne comme matrice poétique de leur art à deux. Leur actualité se porte très bien, puisqu’ils sont représentés d’une part, à Luxembourg par la galerie Nosbaum&Reding et d’autre part, par Albert Baronian, à Bruxelles, qu’ils ont récemment exposé à la Maison Rouge à Paris et se trouvent actuellement en résidence au Youkobo Art Space à Tokyo pour un nouveau projet autour des éléments artistiques et sociétaux du contexte japonais. Entretien.
d’Land : Comment vous êtes-vous rencontrés et comment travaillez-vous ensemble ?
Stéphanie Rollin : On s’est rencontré humainement et en tant qu’artistes exactement au même moment.
David Brognon : C’était en 2006 dans les anciens bureaux du Mudam. J’étais encore vraiment dans le street art à l’époque.
SR : Si on résume vraiment, c’est le mélange d’un autodidacte qui fait des tas de trucs incroyables et d’une nana qui a fait des études d’art et qui, du coup, n’ose plus rien. Les études, ça m’a formé et paralysé en même temps. En rencontrant David, la raison du pourquoi est passée au second plan, parce que lui a toujours été en action, il allait dans la rue pour s’exprimer. Ça m’impressionnait, et du coup, moi, qui avais les pieds coupés, j’ai senti le sang couler à nouveau et tout a explosé.
DB : Et moi, j’ai pris la sensibilité de Steph, son côté poétique, qui est inné chez elle, et que je ne maîtrisais pas du tout. Et puis l’histoire de l’art, dont j’ignorais tout et dont je me fichais éperdument. Je méprisais autant les écoles d’art avec que les bières tièdes (rires). Je faisais tout par instinct. Et ensemble, on a fait notre compilation de l’Histoire de l’art. Notre petit monde. Et maintenant, on peut dire qu’on est lié.
SR : Mais on n’a toujours pas assez de recul pour savoir comment les pièces sont nées à deux. On commence pleins d’oeuvres en même temps et on ne les termine pas tout de suite. Mais à un moment donné, il va y avoir un couvercle qui va se fermer sur une des pièces.
Parlez-moi de vos pièces : qu’est-ce qu’on y trouve de chacun d’entre vous ?
SR : Pour 20 Reasons, notre première pièce, on a rapproché nos deux visions. Cette pièce est importante parce qu’elle marque notre travail ensemble.
DB : Je voulais faire quelque chose de différent au départ. Je voulais coller des confettis sur une barrière. Et Steph, assise dans le canapé, regarde et me balance : « C’est une idée de merde ! » Et ça c’est très bien, parce que c’est un avis tranché et c’est à partir de là qu’on peut discuter pour trouver le truc qui nous semble le plus juste, le plus indiscutable et qui nous plaît à tous les deux.
SR : Oui, on avait toutes les idées, dès le départ, mais elles étaient désordonnées. Et comme un puzzle, il fallait assembler les morceaux. C’est toujours comme ça. La barrière, comme un contenant – l’ordre face à la fête, la joie des confettis colorés. Et il me semblait important de séparer ces deux éléments, pour mieux mettre en exergue le contraste. Les confettis sont tombés de la barrière et se sont rangés comme des soldats. C’est comme ça, moi je théorise les choses que David ressent.
DR : Oui, voilà – des espaces de liberté contenue. Et il suffirait d’un coup de vent et hop, c’est le bordel à nouveau. 20 Reasons est la première pièce faite à quatre main.
Est-ce que vous vous considérez plus stables ensemble, dans vos choix et dans vos créations ?
DB : Moi, je continue à considérer l’acte de création comme un jeu. On a donc pas de problème d’ego, de qui signe quoi, de savoir qui de nous est plus artiste. L’acte de créer devient une proposition, une contre-proposition. Le fait d’être ensemble, ça nourrit, au fait.
SR : La force c’est la confiance qu’on a dans le jugement de l’autre et le fait qu’on sait que l’autre va être honnête dans son appréciation. Il n’y a pas non plus besoin de transiger. La bonne pièce est celle dans laquelle on se retrouve et vu qu’on est totalement complémentaire, c’est tranchant, c’est quand on est tous les deux d’accord. Alors on tient la pièce et on peut la signer, la faire circuler. Pour Le Grand Voyage, on avait été marqué par une pierre, le bézoard, elle est créée dans l’estomac des ruminants, c’est une accumulation de différentes choses qui n’ont pas été digérées et qui restent. Et il y avait une expo à Paris au Grand Palais, en 2006, qui s’appelait Mélancolie et qui montrait entre autres une pierre de bézoard énorme, ornementée de diamants et d’or, car à l’époque, consommé en poudre précieuse et chère, elle aidait à soigner la mélancolie..
DB : Oui, c’est ce qu’on appelait le mal de l’âme. On a voulu faire quelque chose à partir de ce bézoard car la symbolique et le référent sont juste parfaits, mais ça a mis du temps, on ne savait pas comment transcender cet objet. Alors on est parti avec cette idée dans nos bagages et un jour, c’était évident. On a lié le bézoard aux tables en inox des toxicomanes, qui s’y font leurs injections. Ce sont des tables qui sont chargées d’une lourde conscience. Ce sont en quelque sorte des autels contemporains, dans un monde particulier.
SR : Il y a une dizaine de personnes qui se shootent tous les jours à ces tables pour combattre leur propre mélancolie et comme notre thème récurrent c’est la mémoire des objets, on est parti là-dessus.
DB : On a fait tailler un bézoard de 21 grammes, c’est le poids de l’âme, et on l’a juste posé comme un caillou d’héroïne, comme une offrande sur cette table en inox.
Vos pièces, installations et vidéos fonctionnent comme des contrastes poétiques, entre immatériel et matériel et entre ancestral et contemporain. C’est ça la clé de lecture ? Votre succès ?
DR : Oui, dans Le Grand Voyage, on ramène la mélancolie ancestrale à sa déclinaison contemporaine. Et on fonctionne en général comme ça. Pour ce qui est du succès, on est ravis, le prix Pirelli ne fait que confirmer qu’il faut qu’on continue dans cette direction.
SR : Je crois que nos pièces touchent les gens, ils s’y retrouvent. Je ne sais pas si on peut parler de succès. On avance.
Vous êtes représentés par deux galeries, Nosbaum&Reding à Luxembourg et Albert Baronian à Bruxelles, mais vous semblez conserver une sorte d’indépendance face aux institutions en général que vous connaissez bien d’ailleurs, une impression ?
SR : C’est ce qu’on pense de nous ? Pourtant comme tous les artistes professionnels, on puise toutes les possibilités pour se faire soutenir.
DB : Mais on ne mise pas là-dessus, ce qui importe c’est la possibilité de créer. Et le fait d’être ultra-pro, on a appris tout ça en travaillant au Mudam. Être artiste c’est aussi être organisé, savoir comment faire un dossier, un budget, un texte, envoyer des photos, savoir ce que c’est la logistique, le transport, travailler en cohérence avec les techniciens des lieux d’exposition. Ne pas être chiant.
SR : Et pour l’instant cette approche fonctionne très bien. Du coup, on parvient à rencontrer et à échanger davantage de gens, professionnels de l’art ou non. Et ça aussi c’est essentiel dans le fait d’être artiste. Dans notre duo d’artiste.