Depuis 1979, quand la première fois les électeurs du Grand-Duché ont pu élire directement leurs députés européens, les partis n’ont cessé de se plaindre que ces élections coïncident toujours avec les élections nationales et que le débat européen, de ce fait, fût étranglé par la politique nationale.
Le 25 mai 2014, c’est donc bien la première fois que l’intérêt politique national aurait pu se focaliser tout entier sur la politique européenne.
Or on constate qu’il n’en a rien été, ou à peu près. Le grand débat sur la politique européenne n’existe pas. C’est à pleurer d’entendre toujours les mêmes rengaines et les mêmes fadaises sur des institutions compliquées et incompréhensibles, sur une bureaucratie bruxelloise qui essaierait de construire un super-Ėtat, un Parlement européen qui n’aurait rien à dire et ne servirait à rien, la perte de souveraineté qui empêcherait les Ėtats nations d’être prospères, de combattre le chômage et de résoudre leurs problèmes.
On constate que les partis luxembourgeois ne s’intéressent pas vraiment à l’Europe et donnent l’impression d’en savoir très peu. Ils pensent avoir donné assez en établissant une liste de six candidats, en élaborant une sorte de programme et en organisant une campagne a minima. Les six candidats de chaque parti m’ont parfois fait l’impression d’être comme les six personnages en quête d’auteur de Pirandello qui n’arrivent pas vraiment à entrer dans la pièce .
Les médias audiovisuels, le plus souvent, fuient le débat et laissent pérorer les candidats l’un après l’autre, neuf à la fois, devant les spectateurs médusés.
Et pourtant, les problèmes politiques ne manquent pas en Europe.
Ainsi, sur le traité de libre-échange transatlantique, je n’ai pas connaissance que les partis en aient discuté dans leurs organes de direction et qu’il y ait des prises de position officielles à ce sujet. Il y a bien quelques vagues indications chez les partis. Pour les uns c’est un oui prudent à l’ouverture commerciale, avec des réserves sur les règles à retenir, avec l’espoir que le Parlement européen veillera au grain, en fin de compte. Pour les autres, c’est un non massif car ils espèrent tirer profit de la campagne virulente de l’extrême-gauche comme de l’extrême-droite et de larges parties de la société civile qui jouent sur les peurs des citoyens et accusent une fois de plus l’Europe de tous les maux.
Autre sujet de plus en plus brûlant : l’immigration sauvage d’Afrique et d’Asie. Jusqu’où allons-nous dans la solidarité entre les États membres, inscrite dans le traité, surtout avec ceux du sud de l’Europe confrontés à des vagues d’immigrants illégaux et à la criminalité internationale qui l’organise ?
Et la politique étrangère de l’UE : qu’a donné le Traité de Lisbonne à ce sujet, qu’a apporté Madame Ashton, la Britannique portée à la tête du service d’action extérieure de l’UE, avec sa double casquette de vice-présidente de la Commission et de représentante du Conseil ? A-t-elle renforcé la dimension extérieure de l’UE ? La politique européenne n’est pas efficace dans la crise ukrainienne ni dans la crise des relations avec la Russie. Peut-elle l’être vraiment, cette union de 28 États membres très divers, du nord au sud, d’est en ouest ?
Enfin et surtout : comment arriver à une équation faisable entre consolidation budgétaire, relance de la croissance, lutte contre le chômage et sauvegarde de la protection sociale ?
On pourrait continuer la liste des sujets difficiles, sur le plan économique, financier, social, institutionnel, sujets rarement débattus publiquement, mais d’autant plus dans les sphères intéressées. Le problème finalement, c’est que la sphère politique nationale n’est pas dans le débat européen alors qu’en même temps ce débat n’arrive pas à intéresser les médias nationaux. Ce qui aboutit à la langue de bois, aux clichés, au manque de connaissances concrètes et à l’absence de perspectives à donner aux électeurs pour éclairer leur choix.
Cela s’explique. Les politiques luxembourgeois s’intéressent, dans l’ordre, à leur commune, à leur canton, à leur circonscription, à leur nation. Ils sont élus dans leur commune, puis dans leur circonscription. L’Europe n’y intervient pas. Voilà pourquoi les débats européens sont rares à la Chambre, les députés normalement aux abonnés absents pour ces questions. Il y a une disproportion effarante entre les efforts faits de toute part pour intéresser les politiques et le public à la chose européenne et la réponse des destinataires à ces efforts. Il n’est pas vrai que l’Europe soit lointaine, inabordable ; elle est là toute prête à être comprise, sur Internet et dans les médias, mais ce sont les politique et donc les électeurs qui sont inabordables.
Le résultat des élections du 25 mai ne va pas contribuer à améliorer la situation. La percée de partis eurosceptiques en tout genre ne clarifie en rien l’avenir de l’Union européenne. Les uns veulent que leur pays sorte de l’UE, les autres veulent lui enlever des compétences, d’autres encore veulent entraver la libre-circulation des travailleurs et renforcer les contrôles aux frontières, certains entendent sortir de l’euro ou forcer tout le monde à revenir aux monnaies nationales. Parmi les pro-Européens, les uns exigent que l’UE s’attaque au chômage, qu’elle abandonne la consolidation budgétaire, qu’elle privilégie la croissance, les autres veulent concilier consolidation et croissance. Jean-Claude Juncker vient d’être chargé par les principales formations du PE de chercher une majorité pour se faire élire président de la Commission, mais à condition de présenter un programme sérieux, solide, nouveau. Le pauvre!
Le vrai travail commence après les élections qui ont laissé les problèmes en suspens plutôt que de contribuer à une solution.
Au Luxembourg, tous ces sujets n’ont été traités que rarement en première ligne, alors que la question des personnes à élire a été primordiale. Á preuve : a-t-on vu au Luxembourg une seule affiche placardée dont le référent fût l’Europe et qui ait essayé de communiquer l’Europe ? Je n’en ai pas vu, et j’ai bien l’impression que les communicateurs professionnels ne soient plus capables de transmettre des idées à force de bichonner les images de personnes.
Quant aux candidats, on s’est aperçu, à analyser les résultats, que les têtes de liste les mieux élues sont celles qui sont restées en dehors du jeu politique national – Reding, Goerens, Turmes – mais dont peu d’électeurs moyens savent ce qu’ils ont fait au Parlement européen ou à la Commission. Je sais qu’ils y ont bien travaillé, mais cela n’intéresse pas vraiment l’électeur moyen. La seule tête de liste que l’électeur moyen a su juger, c’est Mady Delvaux, ministre de l’Éducation nationale jusqu’en octobre 2013. Elle a été punie d’avoir été une ministre travailleuse, intelligente, sérieuse, attachée à réformer l’enseignement, tâche ingrate entre toutes, comme on sait.
Si les personnes importent tant, et les contenus pour des prunes, c’est que le système électoral le demande. Je n’ai pas changé d’avis à ce propos depuis que j’ai déposé ma proposition de loi sur les élections européennes en 2000, qui a sombré dans l’indifférence générale, y incluse celle de mon propre parti : le système électoral luxembourgeois tel qu’il est utilisé pour les élections législatives depuis 1919 ne fait pas de sens pour les élections européennes. Il empêche tout débat vraiment sérieux sur les contenus politiques puisque seules les personnalités intéressent, quoi qu’elles disent et fassent. Il impose aux partis de chercher des candidats notables. Il empêche par là le renouvellement, le rajeunissement et la diversification de nos rares élites européennes, car une fois élues ou engagées dans le jeu européen, les personnalités y restent, sauf rares exceptions, jusqu’à ce qu’elles décident elles-mêmes d’en sortir ou y sont forcées par leur parti, mais uniquement pour raison d’âge. Suivez mon regard.
Il est normal que les partis essaient d’expliquer leurs résultats aux élections. Les médias veulent avoir des explications toutes faites presque dès la clôture du scrutin. On en entend alors de toutes les couleurs, le plus souvent du n’importe quoi. Normalement, ces explications sont prévisibles, selon le parti dont il s’agit. Vainqueur ou vaincu, on abonde dans le triomphalisme ou dans l’introspection. Pour le CSV, le résultat est une divine surprise, donc la surinterprétation en est toute trouvée : on est déjà en marche vers le sommet suivant, peut-être en 2019, peut-être même avant. Les socialistes perdants font dans l’explication alambiquée. Jean-Claude Juncker serait la raison de leur débâcle : tête de liste européenne non candidat (d’ailleurs, personne ne s’en est ému ni à Luxembourg ni en Europe, curieuse tête de liste !), il aurait porté son parti CSV à la victoire. Les trois partis de la coalition ayant tous laissé des plumes, certains mettent en cause la légitimité du gouvernement.
Quoi qu’il en soit de ces analyses, on espère surtout que les partis s’interrogeront sur leur rôle pendant la campagne, sur le sérieux de leur campagne, sur la mobilisation de leurs membres pour le débat européen, sur leur communication.
Il faut enfin reconnaître que oui, définitivement, même dans un petit pays, les élections européennes sont des élections autres : elles sont à la mesure du continent. Va-t-on enfin reconnaître cela au Luxembourg et essayer de s’y adapter ?