Le site de nouvelles en ligne Huffington Post, fondé en 2005 par Arianna Huffington, est devenu en quelques années une référence dans le paysage médiatique américain. Avec son orientation de centre gauche (après un recentrage d’Arianna Huffington, qui avait auparavant défendu des positions conservatrices), il a créé un contrepoids libéral aux sites très fortement marqués à droite tels que le Drudge Report. Le site a lancé des éditions locales à partir de 2008 et est un chaudron de discussions des plus dynamiques, avec une moyenne d’un million de commentaires par mois. Il est fréquemment cité par les principaux journaux et télévisions américains, que ce soit pour ses scoops ou ses prises de positions. Il a été racheté pour 315 millions de dollars par AOL en février dernier, Arianna Huffington restant aux commandes.
C’est donc un sacré pavé dans la mare qu’a lancé, il y a quelques jours, Jonathan Tasini, lui-même journaliste freelance et blogueur assidu du site, en réclamant 105 millions de dollars de dommages et intérêts à Huffington Post pour ne pas avoir rémunéré les quelque 9 000 blogueurs réguliers du « HuffPost », dans le cadre d’une action collective (class action). Arianna Huffington est une « propriétaire d’esclaves sur une plantation de blogueurs », a asséné Tasini.
Beaucoup de commentateurs ont accueilli cette initiative avec un éclat de rire. Les auteurs et commentateurs du HuffPost ont été plus que satisfaits d’obtenir la visibilité que leur a fournie la publication de leurs articles et « posts », ont-ils fait valoir ; il a toujours été clair que, contrairement aux auteurs payés du site, leur apport ne serait pas rétribué, et donc – comme s’est d’ailleurs empressé de le dire le porte-parole du site Mario Ruiz – , cette plainte est rigoureusement sans mérite. Ruiz a ajouté que ceux qui publient sur HuffPost ont tout loisir de publier également sur leur propre blog ou sur d’autres sites, évoquant les centaines d’éditeurs, auteurs et reporter rémunérés qui travaillent par ailleurs pour le HuffPost.
Pour Tasini au contraire, les blogueurs contributeurs du HuffPost ont été pour beaucoup dans son succès etla création de valeur qui en a résulté, et il serait donc logique qu’ils en soient aussi les bénéficiaires. « C’est une question de justice (..) En réalité, sans les blogueurs, il n’y aurait pas de Huffington Post et il n’y aurait pas eu de vente à AOL. Elle a décidé de voler tous ces blogueurs de la juste part qui leur revient dans cette entreprise profitable », a-t-il rétorqué au magazine en ligne Wired.
Les commentateurs réguliers d’un site peuvent-ils prétendre à une part du gâteau lorsque le site auquel ils contribuent régulièrement se transforme en poule aux oeufs d’or ? Si dans l’absolu, la question pourrait aussi se poser pour Facebook, qui ne serait rien sans les données publiées par ses utilisateurs, elle est néanmoins plus pertinente pour un site comme Huffington Post, les articles émanant d’auteurs non payés et les commentaires formant en effet une part essentielle de sa force d’attraction.
Ce qui aura vraisemblablement alimenté le mécontentement des auteurs qui se sont associés à Jonathan Tasini, c’est qu’àla suite du rachat par AOL, ce groupe et Huffington Post ont mis à la porte quelque 200 salariés et contributeurs freelance, y compris des journalistes chevronnés.
En l’absence de contrats ayant pu être violés ou de droits d’auteur ayant pu être ignorés, la plainte de Tasini se place sur le plan moral en reprochant au Huffington Post de s’être « injustement enrichi » en grugeant ces quelque 9 000 blogueurs réguliers ayant travaillé gratuitement.
Assurément, il faudra beaucoup de talent aux avocats défendant cette class action pour arracher quoi que ce soit. Ils expliquent crânement que leur intention est d’« établir un précédent fort comme quoi à l’ère digitale les producteurs de contenu doivent être rétribués pour la valeur qu’ils créent ». À Wired, Tasini, qui a déjà à son actif une action victorieuse similaire contre le New York Times en 2001, a expliqué qu’il y a va de « l’avenir de la culture et de la possibilité future des créateurs de gagner leur vie ».