L’accord passé entre Google et un grand nombre d’éditeurs dans le cadre du projet pharaonique du géant de la recherche sur le Net d’indexer les livres de la planète a été rendu caduc cette semaine par un juge américain. C’est un jalon important dans la bagarre qui déchaîne les passions depuis qu’en 2004 Google a annoncé son intention de scanner les 130 millions de livres existant à la surface de la planète, officiellement afin de les indexer et de les rendre « cherchables », en pratique aussi pour lancer une activité de vente de livres en ligne.
En 2005, une coalition d’éditeurs avait porté plainte contre le projet Google Books, sous forme d’une vaste class action. Les négociations menées en coulisse avaient abouti en 2008 à un accord qui avait beaucoup surpris ceux dans le monde de l’édition qui n’y avaient pas participé. Le juge Denny Chin, du circuit des cours fédérales, a estimé que la version 2008 de l’accord n’est « ni équitable, ni adéquat, ni raisonnable ». Il a fait valoir que l’accord octroyait un monopole de fait à Google sur le marché de la recherche dans les livres et risquait de violer les droits de millions de détenteurs de droits d’auteur.
L’affaire est passablement complexe, et son impact dépasse largement les frontières des États-Unis. Une des particularités de l’accord intervenu en 2008 est qu’il s’appuyait sur le fait que la plainte initiale avait revêtu la forme d’une class action pour justifier qu’il avait fini par couvrir un champ très vaste – en pratique, il s’impose à l’ensemble du monde de l’édition et donne les coudées franches à Google pour avancer ses pions, même à ceux qui n’avaient pas porté plainte ou qui n’étaient pas partie prenante aux négociations avec la société de Mountain View. Ce qui a déplu au juge Chin est que l’accord est muni d’une clause dite d’opt out – pour lui, il devrait au contraire se présenter sous forme d’un accord facultatif de type opt-in.
Mais les objections du juge ne s’arrêtent pas là. Il trouve inacceptable que l’accord ait une portée plus vaste que la plainte initiale et y voit un abus de la procédure des class actions. Au départ, Google était mis en cause pour son projet d’indexer les œuvres, à l’arrivée, Google était autorisé à vendre des copies digitales complètes d’une partie des livres scannés. Alors que Google avait argumenté, tout au long de sa dispute avec les maisons d’édition, que son premier objectif était d’indexer, non de vendre, et que ce ne seraient que des extraits des livres scannés qui seraient mis à disposition des internautes.
Une catégorie particulière de livres s’est retrouvée au centre de ces discussions : ceux dits « orphelins ». Il s’agit de livres dont les ayant-droits ne peuvent pas donner leur autorisation à la publication, mais qui ne sont pas pour autant, pour diverses raisons, dans le domaine public.
Que les droits de publier ces livres soient tombés dans l’escarcelle de Google à la faveur de cet accord n’est pas du goût de tous.
Cyniquement, on peut dire que l’initiative prise en 2004 par Google de commencer à scanner tous les livres possibles et imaginables, grâce notamment à des accords avec des biblio-thèques, tout en menant des discussions en parallèle avec les représentants de maisons d’édition, a porté ses fruits. Avec quinze millions de titres scannés à ce jour, Google possède une formidable longueur d’avance sur tous ceux qui cherchent à vendre des livres sur Internet.
En tout cas, il y a lieu de s’inquiéter d’une intrusion additionnelle dans la sphère privée des internautes que le projet est susceptible de procurer au géant du Net. En effet, même s’il ne vend pas directement ses résultats de recherche tirés de Google Books ou les copies de certains des livres qu’il a scannés, il accumule force données sur les habitudes de lecture des internautes, et donc un levier additionnel pour asseoir sa dominance sur le marché juteux des liens publicitaires.
Le juge Chin fournit donc un argument de taille à ceux qui voient avec méfiance les avancées tous azimuts de Google et dénoncent son caractère monopoliste. Sans doute les législateurs, notamment aux États-Unis et dans l’Union européenne, devront-ils se saisir de ce dossier et proposer une solution conforme aux intérêts de la collectivité plutôt qu’à une coterie rassemblée autour d’une table de négociation à la faveur d’une plainte, fût-elle de type class action.