Depuis Naissance des pieuvres (2007) et Tomboy (2011), Céline Sciamma, formée à la Fémis, est devenue la nouvelle coqueluche du cinéma français. Ce n’était pas difficile, tant celui-ci est socialement homogène, aussi bien derrière que devant la caméra – il s’agit toujours plus ou moins des mêmes acteurs, voire des mêmes producteurs. En raison de cette concentration des amitiés et des capitaux, peu de sujets abordaient les inégalités relatives à la condition des femmes, des paysans, des Noirs ou des homosexuels. Dans un paysage cinématographique si peu féminin du côté de la réalisation, Sciamma se distingue au début des années 2010 en investissant un genre réservé jusque-là aux hommes, le film de banlieue, inauguré en 1995 avec La Haine et le moins connu Raï.
Avec son troisième long métrage intitulé Bande de filles (2014), que programme la semaine prochaine la Cinémathèque de Luxembourg, Céline Sciamma fait effraction parmi les zones « sensibles » de l’Hexagone – cet adjectif curieusement employé pour désigner ces lieux où survivent des populations abandonnées de l’État. Le tournage a lieu à Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de la métropole. Là où la page Wikipedia arbore l’image noble d’un château et s’étend longuement sur la vie aristocratique de la ville, Sciamma en dévoile quant à elle ses bas-fonds modernes, marqués par de hautes tours verticales et le désœuvrement collectif. Au choix de ce ghetto francilien s’ajoute celui de recruter de jeunes femmes noires dont ce sera leur première apparition sur grand écran : Assa Sylla, Lindsay Karamoh, Mariétou Touré et Karidja Touré – des actrices non-professionnelles pour la plupart repérées à la Foire du Trône. Bande de filles débute significativement à partir d’une partie de football américain à laquelle participent des joueuses féminines, une ouverture qui traduit bien les intentions esthétiques et politiques de la cinéaste. Il s’agit de désactiver les préjugés, de briser les frontières traditionnelles qui empêchent la circulation du masculin et du féminin, comme c’était le cas dans Tomboy où une jeune fille parvenait à déjouer son apparence pour confondre des garçons de son âge. Dans un contexte banlieusard pour le moins viriliste, Sciamma met en valeur la sororité, des liens d’amitié et de solidarité qui s’établissent entre femmes lorsque celles-ci sont confrontées à des difficultés (un frère violent, une réputation défaite par une vidéo postée sur les réseaux sociaux, le décrochage scolaire).
Cependant, malgré l’engagement dont fait preuve la cinéaste, Bande de filles peine à convaincre et démontre, à ses dépens, qu’il ne suffit pas de tourner en banlieue avec des femmes issues de minorités peu visibles au cinéma pour amorcer une révolution des mentalités. Ses protagonistes adolescentes sont continuellement maintenues dans une forme d’impuissance ; et jamais ne se présente à elles une issue émancipatrice à un quotidien réduit ici à l’alcool, à la violence, ou aux intimidations verbales à l’endroit d’autres bandes rivales. Comme le font les mecs, justement. En rien leurs activités et leurs préoccupations ne se distinguent de celles du sexe opposé. Plutôt que de défaire les clichés sur la banlieue, Sciamma les reconduit au prétexte d’instaurer une égalité entre les sexes : Bande de filles est ainsi l’égal d’une bande de mecs, avec ses frustrations et ses espoirs de réussite facile. Pour se rendre compte de ses insuffisances, il suffit de comparer Bande de filles avec L’Esquive (2004) d’Abdellatif Kechiche, Divines (2016) de Houda Benyamina ou encore Les Misérables (2019) de Ladj Ly, pour citer quelques exemples remarquables où la banlieue est représentée dans toute sa complexité et son humanité. Chez Sciamma, la banlieue n’est qu’un matériau abstrait et purement négatif sur laquelle est plaquée un féminisme bon teint.