Lorsqu’en 2017, David Wallace-Wells, journaliste au New York Magazine, publie sous le titre The Uninhabitable Earth un « long read » compilant implacablement les impacts attendus du réchauffement et des autres conséquences de notre addiction aux énergies fossiles, son article réalise un score surprenant de visites pour le site du magazine. Si, dans un premier temps, certains climatologues qui l’avaient disséqué avaient pu trouver à redire à certains détails, ils avaient cependant fini par convenir qu’il s’agissait d’erreurs vénielles, faciles à corriger, et que Wallace-Wells avait bien fait de secouer le cocotier et superbement contribué à ce débat crucial.
En février 2019, le journaliste et auteur revient à la charge avec un livre portant le même titre, mais sous-titré Life After Warming, qui développe et actualise l’article de 2017. Dire que le livre a trouvé son public, serait un understatement. En plus de déclencher un débat ample et passionné sur les réseaux sociaux, le livre s’est hissé en l’espace de quelques semaines à la troisième place du classement « hard cover non-
fiction » du New York Times, une performance remarquable pour un livre propice à tout sauf à la détente ou à l’évasion. Style dense, plume acérée mais aussi sens inné de la vulgarisation, The Uninhabitable Earth brosse un portrait impitoyable et bien documenté de ce qui adviendra avec une grande probabilité à notre planète et à nos conditions de vie au cours des prochaines années et décennies.
Le ton est donné dès la première phrase du livre : « C’est pire, bien pire que vous ne le pensez ». La première moitié du volume égrène les douze « éléments de chaos » que des études scientifiques nous prédisent. Mort par surchauffe, faim, noyade, incendies, extrêmes climatiques, risques sanitaires, manque d’eau douce, océans à l’agonie, air irrespirable, effondrement économique, conflits climatiques, crises systémiques, demandez le programme. Une étude de 2018 citée dans le livre indique que la seule pollution atmosphérique causera 150 millions de décès additionnels dus à la pollution atmosphérique dans un monde plus chaud de deux degrés, par rapport à un monde qui ne se serait réchauffé « que » de 1,5 degré. Une partie de ce qu’il décrit vient, en toute simplicité, des rapports du GIEC, notamment celui de l’automne dernier qui allait encore plus loin en estimant que l’écart entre 1,5 et deux degrés de réchauffement représenterait des centaines de millions de vies humaines.
Vers la fin de ce catalogue des horreurs, David Wallace-Wells félicite son lectorat avec une certaine dose d’autodérision : « Si vous êtes arrivé jusqu’ici, vous êtes un lecteur courageux ». De fait, les perspectives que dégagent ces quelque 140 pages ont de quoi glacer le sang des plus aguerris. Lorsque nous parlons des conséquences du changement climatique, nous avons tendance à cloisonner, à minimiser, à nous boucher les yeux. Sans doute cette attitude de déni doux nous aide-t-elle à vivre sans sombrer dans l’angoisse et le désespoir face à ces perspectives terrifiantes, mais elle contribue aussi à renforcer le statu quo en nous confortant dans l’idée – fausse s’il en est – que le monde tel que nous le connaissons se maintiendra à peu près en place en attendant que nous commencions enfin, peut-être, un jour, à nous sevrer des énergies fossiles. Avec constance mais sans hargne, David Wallace-Wells s’attache à dissiper cette illusion. Les recherches qu’il cite s’appuient notamment sur les enseignements du monde actuel, plus chaud d’un degré environ que celui connu par les humains depuis plusieurs milliers d’années, alors que, sur notre lancée, nous nous dirigeons sans doute vers trois à cinq degrés de plus d’ici la fin du siècle. Le réchauffement, c’est maintenant, ses impacts se font sentir aujourd’hui, et il est temps de cesser de croire qu’il n’affectera que « les générations futures ».
Sans surprise, les médias conservateurs ont été nombreux à reprocher à Wallace-Wells de vouloir attiser les peurs du public et générer la panique en choisissant systématiquement, parmi les différentes options examinées par les scientifiques, les « worst case scenarios ». Lui-même admet volontiers que son livre peut bien être perçu comme relevant de l’alarmisme : « Qu’à cela tienne, car je suis alarmé », lâche-t-il. La peur voire la panique sont-elles des aiguillons efficaces pour déclencher les changements politiques profonds ou la révolution écologique et solidaire que beaucoup estiment indispensables, ou sont-elles au contraire le meilleur moyen de provoquer désespoir et paralysie ?
Bien que, par moments, son texte puisse rappeler au lecteur peu versé dans l’état de nos connaissances sur la crise climatique les prophéties bibliques les plus sombres, le procès qui lui est intenté d’avoir systématiquement opté pour les hypothèses les plus effrayantes ne tient pas la route. Chacune de ses affirmations est documentée, avec en fin de livre une liste méticuleuse de liens vers des rapports, études scientifiques, livres et articles qui permettent de retracer l’origine de chacune d’elles. Si son approche ne fait pas l’unanimité aujourd’hui dans la société, ce n’est en tout cas pas faute de sources dignes de confiance.
Malgré les perspectives proprement monstrueuses qu’il esquisse, Wallace-Wells veut y croire. Lui qui dédie son livre à Rocca, sa fille née alors qu’il rédigeait son livre, insiste que la plus grande inconnue quant aux prochaines décennies n’est pas la façon dont réagiront les systèmes naturels à l’excès de gaz à effet de serre que nous déversons dans l’atmosphère et aux autres substances destructrices de la biodiversité que nous croyons constitutives de notre civilisation, mais si et comment les humains réagiront face à cette menace. Se déclarant « optimiste », il nous met, nous les humains, au défi de réagir : « Je sais qu’il y a des horreurs climatiques à venir, dont certaines s’abattront inévitablement sur mes enfants – voilà ce que signifie un réchauffement qui est une menace universelle et s’attaquant à tout. Mais ces horreurs ne sont pas encore écrites. Nous les mettons en scène par notre inaction, et c’est en agissant que nous pouvons les arrêter ».
La bataille n’est pas perdue, mais, comme le dit avec éloquence Bill McKibben, un des auteurs cités par Wallace-Wells, en matière d’action climatique, « gagner lentement est la même chose que perdre ». « Si nous n’agissons pas rapidement, et à l’échelle globale, alors le problème deviendra littéralement insoluble. Les décisions que nous prendrons en 2075 n’auront pas d’incidence ». Les humains ont en eux la force et l’ingéniosité de s’extirper de l’impossible situation dans laquelle ils se sont mis, veut croire l’auteur : « Personnellement, je pense que le changement climatique lui-même offre l’image des plus roboratives en ce que même sa cruauté flatte notre sens du pouvoir et, ce faisant, pousse le monde, uni, à agir ».