Ou des difficultés à concilier (pour demain) les études, déclarations et prospectives produites avec les déficits constatés aujourd’hui

Le grand retour du problème démographique

d'Lëtzebuerger Land du 03.01.2025

« La démographie, c’est le destin », aurait déclaré le sociologue Auguste Comte. Cette assertion est particulièrement vraie au Grand-Duché, territoire qui, par sa petite taille, est condamné à avoir les pensées absorbées par des soucis démographiques plus régulièrement que des pays davantage peuplés. Ainsi, entre 1841 et 1891, la jeune nation luxembourgeoise, indépendante à partir de 1839, a perdu quarante pour cent de sa population par émigration.

Dans les années 70 du XXe siècle, les Luxembourgeois, qui avaient « préféré faire de l’épargne plutôt que des enfants » et n’avaient pas pris part au baby-boom d’après la deuxième guerre mondiale, se sont mis, après des décennies d’insouciance démographique et d’ « ARBED-economy », à angoisser devant une situation démographique qui se caractérisait par une proportion d’étrangers (24 pour cent) dans la population totale, une part des naissances étrangères (43 pour cent) dans le total des naissances et une proportion de personnes âgées de plus de 65 ans (seize pour cent) dans la population nationale dépassant toutes les valeurs jamais observées parmi les pays d’Europe.

C’est dans ce contexte d’asthénie de la population de nationalité luxembourgeoise – et de crise sidérurgique –que le gouvernement Thorn a demandé à un expert de renommée internationale (Gérard Calot) de dresser un diagnostic précis sur la situation et les perspectives démographiques du pays augmenté de quelques remèdes. Ce rapport rempli de remontage de bretelles des jeunes générations d’âges reproductifs, de recommandations axées sur la « justice familiale », de projections annonçant un grand affaiblissement démographique du Grand-Duché et contenant une préface du Premier ministre Thorn dans lequel était rendu un bel hommage aux Luxembourgeois d’octobre 41 qui avaient répondu dräimol Lëtzebuergesch au Gauleiter Gustav Simon, fut publié en 1978. Il prévoyait que le Luxembourg compterait entre 304 072 et 364 167 habitants en 2024.

Du fait de l’essor de la place financière à partir des années 80, qui a permis une sortie par le haut de la crise sidérurgique (en termes de niveau de vie de la population et de croissance démographique), le rapport Calot-1978 est vite tombé dans l’oubli. Un deuxième rapport Calot sur la démographie et les prélèvements obligatoires au Luxembourg a été publié en 1991 ; le pays se trouvait alors en plein boom économico-démographique et fort logiquement le rapport Calot-1991 est passé relativement inaperçu.

Au début des années 2000, au moment de la crise dot.com et alors que le pays comptait 430 000 habitants, la question démographique a fait son grand retour dans le contexte du Rentendësch. Le spectre d’un Luxembourg habité par plus de 700 000 résidents à horizon 2050 a alors été avancé par le Bureau international du travail dans son rapport sur le régime de pension et agité par le Premier ministre Juncker dans ses déclarations sur l’état de la Nation. Cette perspective d’un État de plus de 700 000 habitants a provoqué de nombreuses réactions épidermiques, a été à l’origine d’un essai diversement apprécié de Romain Kirt « Welche Zukunft für Luxemburg ? » et s’est très vite retrouvé à l’arrière-plan des préoccupations du fait, sans doute, de la grande générosité de la réforme des pensions de 2002 et de la relative bonne tenue de l’économie au début des années 2000.

Puis il y a eu la crise des subprimes, la crise de la zone euro, l’accélération de l’immigration, une pénétration de plus en plus forte du marché du travail par les frontaliers, l’afflux de demandeurs de protection internationale, la prise de conscience par le Luxembourg durant la Covid de la dépendance de son système de santé aux travailleurs frontaliers, l’afflux de demandeurs de protection temporaire et la (crainte de) « pénurie de main-d’œuvre » comme point focal. Alors que se tiennent actuellement des discussions sur le financement du régime des retraites et que le Statec égraine les résultats du recensement de 2021, le Luxembourg est en train de redécouvrir qu’il a de nouveau de bonnes raisons d’être démographiquement très inquiet.

Les résidents, étrangers comme luxembourgeois, continuent de préférer faire de l’épargne plutôt que des enfants, à moins que ce ne soient les coûts du logement, le risque de monoparentalité et les difficultés à concilier vie parentale et vie professionnelle qui les dissuadent de fonder une famille avec enfant(s). Toujours est-il que le Grand-Duché compte presqu’autant de jeunes de moins de quinze ans que de personnes âgées de plus de 65 ans, qu’une femme sur deux âgées entre trente et 35 ans n’a pas d’enfant et que l’indicateur conjoncturel de fécondité (1,25) est tellement faible qu’il y aurait peut-être déjà eu des interrogations sur l’opportunité de réduire le nombre de classes, voire le nombre d’écoles, dans le pays, s’il n’y avait pas chaque année quelque 4 000 enfants arrivés de l’étranger qui intègrent le système éducatif luxembourgeois.

À côté de la fécondité en berne, les « bouche-trous » démographiques que sont les travailleurs étrangers et frontaliers (qui ont permis de combler dans la durée l’écart entre les besoins en main-d’œuvre et l’accroissement naturel de la population) semblent de moins en moins à portée de main. Les pays européens ont traditionnellement fourni le marché du travail luxembourgeois en travailleurs immigrés, mais la démographie européenne – et notamment celle des régions voisines du Luxembourg – suit la même tendance. Elle est tellement mal orientée que la Commission « entend lancer des partenariats destinés à attirer les talents avec ses partenaires nord-africains, en particulier l’Égypte, le Maroc et la Tunisie et évaluer la faisabilité de tels partenariats avec le Pakistan, le Bangladesh, le Sénégal et le Nigeria ».

De quoi rappeler que, le 18 février 1972, le ministère luxembourgeois de la Justice adressait à la Fédération des industriels et des artisans une lettre dans laquelle était écrit qu’« en raison des difficultés d’assimilation et de rapatriement éventuel, les candidats-travailleurs africains et asiatiques ne pourront bénéficier actuellement d’une autorisation de séjour » . De plus, le Premier ministre Jean-Claude Juncker affichait en 2002 dans son discours sur l’état de la Nation son biais en faveur des travailleurs immigrés européens « plus proches du Luxembourg d’un point de vue historique et culturel que des personnes originaires de pays plus lointains ». Or, entre les recensements de 2011 et 2021, le nombre de résidents en provenance de pays d’Asie et d’Afrique est passé au Luxembourg de 10 528 à 30 974 (+194 pour cent) et plusieurs changements législatifs ont récemment eu lieu afin de faciliter l’accès au marché de l’emploi pour les ressortissants de pays tiers.

C’est qu’entre dette implicite élevée du régime de l’assurance pension, nouvelles créations de postes et remplacement de salariés âgés qui vont progressivement partir à la retraite, le Luxembourg a un sérieux besoin de bras (et de têtes) pour son marché du travail. Les dernières projections ne tablent d’ailleurs plus sur un État à 700 000 habitants d’ici 2050 (ce nombre d’habitants sera vraisemblablement atteint d’ici deux à trois ans), mais sur un Grand-Duché à plus d’un million d’habitants et 400 000 travailleurs frontaliers en 2050. Pas tous les affiliés à la sécurité sociale luxembourgeoise en sont nécessairement conscients, mais un Luxembourg à un million d’habitants, qui certes serait l’avènement (notamment politique) d’un autre Luxembourg, pose, dans un premier temps, potentiellement moins de dilemmes budgétaires qu’un Luxembourg en « circularité bio-régionale » (terme emprunté à la production de Luxembourg Stratégie) où la population plafonnerait à moins de 800 000 habitants.

Plus que des poursuites de tendance et des prévisions « boule-de-cristalistes », les « objectifs » d’un million d’habitants et 400 000 travailleurs frontaliers sont en réalité, en l’état actuel de la structuration du système de protection sociale luxembourgeois, ce qui est requis pour parvenir à plus ou moins honorer les engagements pris envers les cotisants dont le nombre a explosé depuis le premier rapport Calot. Car la logique interne du système de protection sociale du Luxembourg est telle qu’il faut pouvoir en permanence s’appuyer sur un nombre croissant de cotisants au risque de devoir augmenter significativement les prélèvements obligatoires, réduire substantiellement les dépenses de protection sociale ou trouver une voie intermédiaire qui combine hausses des prélèvements et baisses des dépenses.

Partant, il va falloir apporter des réponses précises à (au moins) cinq questions pointues : D’où viendront ceux qui feront du Luxembourg un pays à un million d’habitants et 400 000 travailleurs frontaliers d’ici 2050 ? Comment relancer la natalité au Luxembourg et approcher le seuil de renouvellement des générations ? Combien faudra-t-il d’habitants et de frontaliers en 2075 pour pérenniser le système si le pays atteint véritablement le million d’habitants et les 400 000 frontaliers en 2050 ? Peut-on (et si oui comment) réduire la sensibilité du système de retraite en particulier, et de protection sociale en général, à l’évolution démographique et à la croissance économique ? À quand un Zukunftstisch, tel que proposé par Henri Grethen en 2001 et Serge Allegrezza en 2002, pour discuter de tout cela ?

*L’auteur écrit sous pseudonyme

Julie Ming
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