Sanctionner les intérêts économiques d’Israël reste un tabou pour la majorité politique. Or, de telles revendications se font entendre dans la société civile

Jeu de dupes

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Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 03.01.2025

« La réponse n’est clairement pas proportionnelle. (…) C’est un drame absolu ce qu’il se passe au Proche-Orient où nous ne pouvons pas frais grand-chose » Face à Caroline Mart pour la Neijoerschinterview sur RTL Télé ce mercredi, le Premier ministre, Luc Frieden (CSV), regrette le sort dramatique réservé aux Gazaouis, rappelle « l’Ursprong » (on comprend l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 et la prise d’otages israéliens), mais jamais ne prononce le nom d’Israël dont le gouvernement et l’armée sont bien responsables dudit « drame » (90 pour cent de la population déplacée, démolition de quasiment toutes les infrastructures, morts par dizaines de milliers dont une majorité de femmes et d’enfants, famine, etc.). Le chef du gouvernement confirme en outre que le Luxembourg remplira ses devoirs de membre (fondateur) de la Cour pénale internationale (CPI) « si la situation se présente », c’est-à-dire qu’il livrera le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu, accusé de crimes de guerre et crimes contre l’humanité, mais dont le nom est tû.

Depuis un an, le gouvernement luxembourgeois présente le drame vécu par la population emprisonnée dans la bande de Gaza comme une transcendance contre laquelle aucune action ne serait possible. Or, viser les intérêts économiques d’Israël est vu par d’autres États comme une manière de contraindre Netanyahu et ses partenaires extrêmistes à cesser leurs opérations destructrices. Mais seule une minorité de pays européens (notamment l’Irlande et l’Espagne) est aujourd’hui ouvertement favorable pour revoir l’accord d’association entre l’UE et Israël. Et le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Xavier Bettel (DP), feint de regretter que la règle de l’unanimité soit requise en matière de mesures restrictives (ou sanctions) au Conseil européen. Alors le vœu d’exercer une pression sur les recettes d’Israël pour réduires ses ressources militaires reprend de la vigueur dans la société civile. Cela ne plaît pas à la majorité.

Le 12 novembre, la députée CSV Nathalie Morgenthaler a interrogé la ministre de la Justice, Elisabeth Margue (du même parti), sur la légalité des appels au boycott de supermarchés parce qu’ils vendraient « des dattes et des clémentines en provenance d’Israël ». Dans son interpellation, la députée du Sud se plaint d’autocollants visibles dans l’espace public où « le sionisme est qualifié de racisme ». Y figureraient un triangle rouge aussi utilisé par le Hamas pour marquer ses ennemis : « Mat deem Zeeche gi Krichsziler an d’jiddesch Communautéit markéiert », signale la députée en se référant à un article du Spiegel publié en mai. « Ces appels au boycott et ces autocollants ne tomberaient-ils pas sous les dispositions des incitations à la haine condamnées par le code pénal ? », interroge Nathalie Morgenthaler. La chrétienne-sociale, par ailleurs directrice (de longue date) du Centre pour l’égalité de traitement (CET), demande enfin : « Quelle mesure pourraît être prise pour se protéger de tels boycotts ?».

En réponse, Elisabeth Margue confirme que sont considérées comme discriminations les différences établies sur des critères de race ou de religion, mais aussi entre les entités juridiques, les groupes ou communautés, sur la base de leur origine, opinion politique ou philosophique. Toute discrimination est passible d’une peine de prison de huit jours à deux ans et à une amende de 251 à 25 000 euros. S’y ajoute le risque de s’exposer aux même peines liées à l’incitation à la haine. « Mais il appartient aux autorités judiciaires de décider si et sous quelles dispositions les faits décrits tombent », continuent les services d’Elisabeth Margue, ajoutant que la personne visée (le cas échéant) peut porter plainte.

La ministre CSV ne se réfère en revanche pas à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui rappelle la protection de la liberté d’expression, précisément dans le contexte du boycott de produits israéliens. « Au regard de la valeur supralégale, voire supraconstitutionnelle, accordée à la CEDH au sein de l’ordre juridique luxembourgeois, cet oubli me semble traduire une certaine timidité de la ministre, voire une bonne dose de mauvaise foi », commente Michel Erpelding, chercheur en droit international public sollicité par le Land. L’internationaliste (par ailleurs encarté chez Déi Lénk) précise ne pouvoir « imaginer un instant que cette jurisprudence ait échappé à la vigilance des services de la ministre ». « Tant la ministre que les juges luxembourgeois savent que l’appel au boycott des produits israéliens est désormais protégé », complète-t-il.

Dans l’arrêt Baldassi en question, rendu le 11 juin 2020, la Cour de Strasbourg s’est positionnée sur des actions menées en 2009 et 2010 dans un hypermarché en France, ce dans le cadre du mouvement BDS (pour Boycott, Divestment and Sanctions). Ce dernier a été lancé en 2005 par des ONG palestiniennes dans le sillon de l’avis de la Cour internationale de justice condamnant l’édification du mur construit par Israël, « puissance occupante », dans les Territoires palestiniens. Les juges ont considéré que les actions et les propos reprochés « concernaient un sujet d’intérêt général, celui du respect du droit international public (…) et s’inscrivaient dans un débat contemporain ouvert dans toute la communauté internationale ». Ils ont en outre considéré que ces actions et propos relevaient de « l’expression politique et militante » et que la CEDH avait rappelé maintes fois que cette faculté ne saurait être restreinte dans le débat politique ou des questions d’intérêt général. Enfin, la Cour observe que ces personnes ayant appelé au boycott et condamnées en France ne l’ont pas été « pour avoir proféré des propos racistes ou antisémites ou pour avoir appelé à la haine ou à la violence ».

Le 22 octobre, Nathalie Morgenthaler s’était déjà présentée à la tribune de la Chambre pour s’inquiéter de ces appels au boycott contre des firmes luxembourgeoises qui, selon elle, vendent des produits israéliens, identifiant cette fois « Grosbusch, Delhaize ou Monoprix ». Elle avait alors demandé au Premier ministre son degré de connaissance sur ces initiatives et de proposer des solutions pour « se protéger de tels boycotts ». Ni Luc Frieden, ni ses services, ni Lex Delles, à la droite du Premier ministre lors de l’interpellation, n’avaient alors connaissance de tels appels. Le chef du gouvernement a cependant ajouté condamner « en général » les boycotts, mais aussi qualifié « d’inacceptables » les « tendances antisémites ».

Avant l’insistance de Morgenthaler, Fernand Kartheiser (ADR) avait alerté le gouvernement à trois reprises sur les appels au boycott de produits israéliens. En 2019, il avait cité une motion du Bundestag qualifiant le mouvement BDS d’antisémite et le comparant au « Kauft nicht bei Juden ! » des nazis. Le député populiste ciblait là, comme en 2018 déjà, le CPJPO (Comité pour une paix juste au Proche Orient), ONG luxembourgeoise membre du mouvement BDS… aux côtés des Jüdische Stimme für gerechten Frieden in Nahost ou encore de l’Union des progressistes juifs de Belgique, associations également citées dans la question parlementaire.

En 2015, Fernand Kartheiser s’était inquiété d’un éventuel boycott de produits israéliens par le groupe Cactus lui-même. « Est-ce que le gouvernement est conscient que de telles mesures anti-israéliennes par nos principaux partenaires commerciaux ont des conséquences extrêmement négatives sur l’image de notre pays ?», avait interrogé Kartheiser le 2 septembre 2015. Après avoir été alerté par le CPJPO, le champion national de la grande distribution (dont le nom de la holding est Betsah, terme hébreu signifiant œuf) avait stoppé la commercialisation de fruits israéliens étiquetés « Made in Israël ». La direction de Cactus avait un doute sur l’origine de certains d’entre eux et, craignant qu’ils n’émanent de colonies, elle avait appliqué le principe de précaution. Le management avait ensuite revu sa position. « Nous n’acceptons plus de polémique autour de notre façon de faire du commerce et nous avons décidé de ne plus communiquer avec vous à propos de ce sujet », avaient écrit les dirigeants Max Leesch et Laurent Schonckert dans un courrier adressé au CPJPO et daté du 4 septembre, soit deux jours après la question parlementaire. Il n’était en tout état de cause pas question d’un boycott, comme l’a souligné la secrétaire d’État Francine Closener en réponse, mais d’une mesure de « prudence » prise par une entreprise privée alors que les relations économiques entre le Luxembourg et Israël « sont excellentes ».

La campagne BDS avait gagné un crédit substantiel entre 2013 et 2015, un crédit à lier à la campagne de communication menée alors par le gouvernement palestinien. Cette dernière avait motivé les parlements européen et luxembourgeois à voter des résolutions en faveur de la reconnaissance « à terme » de l’État palestinien. La Suède était même devenue cette année le premier pays de l’UE à reconnaître la Palestine (en dehors de ceux l’ayant reconnu alors qu’ils éaient dans le bloc soviétique). En 2024, pour matérialiser les engagements formulés dix ans plus tôt et face à ce qui s’apparente à un nettoyage ethnique, l’Espagne, l’Irlande et la Slovénie ont reconnu la Palestine en tant qu’État. Ce que la Chambre des députés refuse de faire. Les questions de Nathalie Morgenthaler interviennent dans un contexte où de plus en plus d’organisations (comme Amnesty International récemment) parlent de génocide dans la bande de Gaza.

Et c’est d’ailleurs pour prévenir d’éventuels manquements à la Convention contre le génocide signée par le Grand-Duché que des ONG ont alerté début novembre sur les activités menées par le groupe NSO au Luxembourg. Au cours d’une conférence de presse organisée dans les locaux du CPJPO a été présenté un courrier signé par le collectif, Amnesty International Luxembourg et Action solidarité Tiers monde. Il alerte la CSSF sur les ventes du logiciel espion Pegasus depuis le Luxembourg. En 2021, une enquête journalistique avait révélé qu’il était utilisé par certains régimes pour surveiller avocats, journalistes ou opposants, violant allègrement les droits de l’Homme et les fondements démocratiques. Un rapport du Parlement européen évoque l’achat du logiciel par la Hongrie à une entité luxembourgeoise (Q Cyber Technologies pour six millions d’euros). Or, selon de nouvelles investigations, la dernière mouture de Pegasus permet de cibler des personnes dans la guerre menée par Tsahal à Gaza et donc de répandre la mort par des bombardements.

Pour David Wagner, député Déi Lénk, « les autorités luxembourgeoises couvrent sciemment une entreprise qui participe à des crimes contre l’humanité ». Le membre de l’opposition rappelle une question parlementaire qu’il avait adressée au ministre des Affaires étrangères en mars dernier. Wagner y soupçonnait les entités luxembourgeoises de NSO « de faciliter des activités illégales au regard du droit européen et du droit international ». « Le gouvernement n’a aucune connaissance des allégations à l’encontre de la société informatique citée par l’honorable Député », avait répondu Xavier Bettel (DP). « Un mensonge », a réagi David Wagner en novembre, car, Premier ministre, Xavier Bettel avait lui-même lâché que le service de renseignement de l’État avait acheté le logiciel. « C’est grave qu’un ministre mente à un membre du Parlement », a commenté l’élu de gauche. Et de poursuivre : « Le gouvernement dit que le Luxembourg n’a pas l’arsenal législatif pour interdire NSO. Or le gouvernement et la majorité peuvent écrire des lois. »

Elnet et les époux Wiseler

Dans une enquête publiée ce dimanche, Mediapart détaille comment le lobby Elnet « agent d’influence pro-Isräel » infuse la vie politique en finançant des voyages tous frais payés aux députés français. Ces dernières années, des dizaines de parlementaires français ont bénéficié de ces séjours « informatifs » de quatre jours coûtant autour de 4 000 euros. Quand d’autres auraient refusé. « Pas question d’aller où que ce soit avec un organisme financé par on ne sait qui et qui promeut une ligne religieuse ou politique », est cité le député macroniste Ludovic Mendès, approché par le PDG d’Elnet. « J’ai une éthique », répond encore une ancienne députée proche de Gabriel Attal (ancien Premier ministre).

L’eurodéputée Isabelle Wiseler-Lima (PPE/CSV) avait accepté un tel voyage du 30 octobre au 3 novembre 2022 (d’Land, 26.07.2024). Claude Wiseler, alors député chrétien-social l’avait accompagnée. Face au Land, ce jeudi, celui qui est entretemps devenu président de la Chambre assure qu’il n’a « rien entrepris » en faveur d’Israël après ce séjour. « Je trouve que la solution à deux États (rejetée par le gouvernement d’extrême droite actuel, ndlr) est la seule possible », précise Claude Wiseler, ajoutant, comme le président du parti et Premier ministre, que la réponse militaire est « disproportionnée », mais aussi que les « conditions pour reconnaître l’État palestinien ne sont pas remplies ». Il affirme par ailleurs n’avoir jamais reçu directement d’invitation de la part d’Elnet.

Pierre Sorlut
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