Des conséquences pernicieuses des sanctions contre la Russie et de la difficulté à jauger leur efficacité

Une portée limitée

Premier conseil Affaires étrangères pour la nouvelle responsable de la politique extérieure de l’UE, Kaja Kallas, le 16 décembre
Photo: Conseil européen
d'Lëtzebuerger Land du 03.01.2025

Le 16 décembre, les ministres des affaires étrangères de l’UE ont voté un quinzième paquet de sanctions de tous ordres contre la Russie. Une telle cadence traduit la volonté constante de l’Europe de contrer les stratégies d’adaptation aux sanctions de Moscou, mais elle trahit en même temps la relative inefficacité des mesures prises précédemment. La Russie n’a pas été mise à genoux économiquement. Mais au bout de presque trois ans de conflit (et dix depuis l’invasion de la Crimée), divers indices donnent à penser que les choses sont en train de changer.

Selon la plateforme de surveillance des sanctions Castellum.AI, entre février 2022 et août 2024, plus de 19 500 sanctions ont été édictées contre la Russie, soit 7,2 fois plus que pendant les huit années qui ont précédé l’agression de l’Ukraine. Un chiffre impressionnant dû au fait que les deux tiers des mesures visent des individus, oligarques, hommes politiques et militaires. Au total 25 milliards d’euros d’avoirs privés russes sont gelés dans l’UE ainsi que 210 milliards d’euros d’actifs de la Banque centrale de Russie.

Parmi les sanctions économiques figurant dans le quinzième train, on trouve l’allongement de la liste (qui passe de 27 à 79) des navires de la « flotte fantôme » russe qui aident Moscou à contourner les sanctions dans le domaine pétrolier, mais qui transportent aussi des matériels militaires ou convoient des céréales volées à l’Ukraine. Les ministres européens ont par ailleurs mis à l’index 32 nouvelles entités, souvent situées dans des pays tiers, qui soutiennent le complexe militaro-industriel russe. Ainsi quatre entreprises chinoises sont visées pour avoir fourni des composants sensibles pour la fabrication de moteurs de drones.

En revanche, malgré l’opposition de la Lituanie et de la Lettonie, les grandes économies de l’UE ont choisi, une nouvelle fois, d’élargir les dérogations aux désinvestissements, alors que ces mesures étaient déjà un des plus gros « trous dans la raquette » des sanctions. Les entreprises européennes encore actives en Russie sont seulement invitées à « envisager de liquider leurs affaires et/ou de ne pas démarrer de nouvelles activités ». Selon une étude de la Kyiv School of Economics, validée par l’université américaine de Yale, les entreprises de l’UE et des États-Unis ont retiré environ quarante pour cent de leurs actifs de Russie depuis février 2022. Mais elles y détiennent toujours quelque 120 milliards de dollars d’avoirs (dont 90 aux mains d’Européens) soit plus des deux-tiers des actifs étrangers dans ce pays.

En nombre d’entités cela se traduit par la présence d’encore 2 000 entreprises environ, soit la moitié de celles actives en février 2022. Les raisons invoquées sont diverses : protection des salariés locaux, souci d’approvisionner la population civile en produits de première nécessité pour éviter les maladies et la famine ou poids des enseignes en franchise (Burger King compte plus de 800 restaurants en Russie, et Subway 450). Pour celles qui ne sont pas parties immédiatement, le coût du départ est de plus en plus élevé, la vente des actifs à des entreprises russes se faisant avec une décote minimum de cinquante pour cent, sans compter la taxe de sortie de dix à quinze pour cent perçue par l’État. Les départs auraient coûté cent milliards de dollars aux Occidentaux.

Un grand nombre ont donc préféré rester, malgré un risque important pour leur image, réduisant leurs activités industrielles et commerciales et stoppant leurs investissements. D’autres ont fermé mais poursuivent leur business grâce aux ventes en ligne. L’Ukraine est très remontée sur le sujet, car une étude a révélé que les impôts payés par les entreprises étrangères en Russie pourraient atteindre jusqu’à vingt milliards de dollars par an, des sommes qui contribuent au financement de l’effort de guerre russe, dont les investisseurs occidentaux se feraient ainsi les complices par leur cupidité.

Ce n’est pas tout. Selon les données du Centre de recherche sur l’énergie et l’air pur, sur les quelque 800 milliards de dollars engrangés par Moscou depuis février 2022 grâce à ses ventes de pétrole, de gaz et de charbon, plus de 200 milliards de dollars, soit le quart, proviennent de l’UE. L’Europe a réussi à se passer du pétrole russe, mais en 2023, près de quinze pour cent de son approvisionnement total en gaz venait toujours de Russie, dont environ soixante pour cent par gazoduc, le reste sous forme de gaz naturel liquéfié. Il n’y a rien là que de très légal, ces achats faisant l’objet de contrats en bonne et due forme. Sont tout aussi réguliers les soutiens apportés à la Russie par les pays du « Sud global ». La Chine accueille ses produits manufacturés et lui livre des matériaux industriels. L’Inde achète son pétrole. L’Iran et la Corée du nord lui fournissent des armes.

En revanche la Russie a aussi mené, avec la complicité de certains voisins, tous ex-membres de l’URSS, de véritables stratégies, totalement illégales, de contournement des sanctions. Plusieurs pays du Caucase et d’Asie centrale importent massivement des produits européens ou américains avant de les réexporter vers la Russie. Les exportations de l’UE vers le Kirghizistan ont ainsi été multipliées par dix entre 2021 et 2023 et ont augmenté de 184 pour cent vers l’Arménie sur la même période (x 4,2 depuis les États-Unis). Les biens concernés ne sont pas anodins : les Kirghizes sont friands de pièces automobiles (achats en hausse de 1 428 pour cent en 2022), de machines électriques (+ mille pour cent) et de composants aéronautiques, tandis que les Arméniens préfèrent le matériel de transport (+ 317 pour cent en deux ans) et que le Kazakhstan s’est pris de passion pour les smartphones et ordinateurs occidentaux. Certains de ces produits sont classés par l’UE comme « biens à double usage » ou « technologies avancées cruciales » pouvant être détournés de leur usage civil à des fins militaires.

De manière concomitante à la flambée des importations européennes de ces pays, on a pu observer une hausse substantielle de leurs exportations vers la Russie, avec laquelle certains forment une union douanière. Autant de raisons qui expliquent la résilience inattendue de l’économie russe. Les finances publiques y sont saines avec un budget proche de l’équilibre, malgré le poids des dépenses militaires, et un faible endettement (18 pour cent du PIB). Le secteur privé est plutôt dynamique, les entreprises ayant réorienté leurs activités vers de nouveaux marchés extérieurs, trouvé de nouveaux fournisseurs à l’étranger et recentré leurs investissements sur le marché domestique.

Le PIB en 2023 dépassait légèrement les 2 000 milliards de dollars. Bien que toujours inférieur à son niveau de 2013 il a crû de près de six pour cent par an en moyenne depuis 2016. Selon une publication récente (« Dictator’s Reliable Rear : Russian Economy at the Time of War ») du Centre for Analysis and Strategies in Europe (CASE), un think tank basé à Chypre, « le revenu disponible réel des citoyens a augmenté ». Malgré tout, des craquements commencent à se faire sentir.

Le pays connaît une inflation élevée : neuf pour cent officiellement en octobre et jusqu’à quarante pour cent d’augmentation pour certains produits alimentaires de base, ce dont Vladimir Poutine s’est lui-même ému dans un entretien télévisé. L’augmentation des prix se nourrit d’une pénurie de main-d’œuvre directement liée à la guerre et à la priorité donnée aux dépenses militaires, qui dépassent désormais les revenus du pétrole et du gaz. Pour la combattre, la Banque centrale a porté son taux directeur à 23 pour cent, tandis que le gouvernement augmentait de cinq points, à 25 pour cent, le taux d’imposition sur les sociétés et instaurait une imposition progressive sur les revenus des ménages, à la place de la flat tax précédente. Cette cure d’austérité a déjà fait plonger le rouble qui, avec une baisse de 17 pour cent par rapport à juin 2024, a retrouvé en fin d’année son niveau du début de la guerre. L’inflation fait aussi craindre une crise bancaire, qui découlerait d’une augmentation brutale des défauts de paiement et du tarissement du crédit.

Plusieurs experts estiment que ce « scénario d’atterrissage brutal » empêcherait la Russie, toutes choses égales par ailleurs, de maintenir son effort de guerre au niveau actuel, d’autant que le pays éprouve déjà de grosses difficultés à se procurer des machines et des pièces de rechange. Dix États membres de l’UE réclament déjà un seizième paquet de sanctions, qui porterait sur le gaz naturel, l’aluminium et les combustibles nucléaires. Mais il est de plus en plus difficile aux Vingt-Sept de s’entendre sur de nouveaux secteurs à cibler, au moment où les prévisions de croissance du PIB de l’UE sont modestes en 2025 (1,5 pour cent au total, et seulement 1,3 pour cent dans la zone euro) avec le spectre d’une guerre commerciale avec les États-Unis.

Une histoire ancienne

Dans un document de 51 pages publié par l’Institut de Recherches Internationales et Stratégiques (IRIS) en mars 2017, soit cinq ans avant l’agression de l’Ukraine, sous le titre « Performance des sanctions internationales », l’on apprend que la pratique des sanctions économiques remonte à l’Antiquité, « les embargos commerciaux précédant souvent les conflits ». Au début du XXe siècle, elles ont suscité des espoirs comme alternatives aux conflits militaires ou comme moyens de pression pour les éviter. L’économiste britannique John Maynard Keynes en fut un grand partisan, déclarant « être sûr que le monde sous-estime grandement l’effet des sanctions économiques ». En 1929, il participa à une instance de réflexion proposant la prévention des conflits par la Société des Nations (SDN) au moyen de l’arme financière, propre à décourager les hostilités. Leur efficacité était déjà discutée. Pourtant elles sont devenues courantes dans la deuxième moitié du XXe siècle et au début du XXIe, « face à la réticence toujours plus importante des opinions publiques à entrer dans un conflit armé ».

Non seulement elles sont peu dissuasives quand elles ne sont pas généralisées et quand on a affaire à un pays de grande taille, mais elles peuvent avoir des effets contraires au but recherché, avec des conséquences économiques positives sur le pays sanctionné. En effet « elles se traduisent la plupart du temps par une stimulation de la production nationale et une réduction des dépendances aux importations. Dans le cas russe, les sanctions ont vivifié les industries d’armement et de l’agroalimentaire, en leur offrant un avantage comparatif artificiel, puisqu’elles ne subissaient plus la concurrence des produits occidentaux ». Les conséquences des sanctions internationales se révèlent alors similaires à celles de certaines mesures protectionnistes volontaires. « D’où une récupération politique de cette adaptation (réelle ou factice), au bénéfice du régime sanctionné ».

Georges Canto
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