Sur la façade du Delta, espace culturel installé au cœur de Namur, là où la Sambre rejoint la Meuse, une grande installation de néons rappelle celle que l’on connaît sur le mur du parking Bouillon. Elles portent le même titre, Première ligne, et la même signature, Brognon Rollin. Il s’agit d’une sorte de portrait de la ville où l’œuvre est installée à travers la mise en lumière des lignes « de destinée » et « de cœur » retracées dans la main d’un ou d’une habitant de la ville qui a exercé son travail durant le premier confinement imposé lors de la crise sanitaire du Covid-19. Un hommage à ces « travailleurs essentiels » et pourtant restés dans l’ombre et l’anonymat. Ces installations viennent après plusieurs autres, comme Fate Will Tear us Apart (dès 2011) ou The Path of Oum Hani (2020), où des lignes de la main (cette fois de toxicomanes ou de sans abris) sont mises en évidence par néons interposés. Une manière d’insuffler de la poésie dans la difficulté, de transformer la douleur en beauté. Un des fils conducteurs du travail du duo d’artistes depuis quinze ans.
Au dernière étage de ce même Delta, d’autres mains dessinent d’autres destinées. L’exposition se compose de deux nouvelles vidéos, encore jamais présentées au public qui ont été réalisées en novembre 2022 et février 2023 en Californie. Au centre de ces nouvelles œuvres, d’autres invisibles, d’autres oubliés : Des communautés d’Américains natifs, indiens et alaskains, vivant dans la région de Los Angeles. Les images ont été tournées en décembre dernier, lors du rassemblement d’une dizaine de tribus d’Amérindiens (Blackfeet, Creek, Hopi, Pechanga, Pomo, entre autres) dans un parc, à quelques mètres de la mairie de Los Angeles. Le centre de leur rassemblement est un tipi, vaste toile enroulée sur une structure conique qui va donner son titre à l’œuvre, The Land and the Unfolded Map (Conical Projection), la projection conique étant la manière occidentale classique de représenter la terre de manière plane.
Ayant gagné la confiance du représentant du United American Indian Involvement (ce qui a pris plusieurs semaines), les artistes ont été autorisés à entrer dans le tipi. Les personnes présentes se sont prêtés au jeu : tendre leurs paumes à la caméra pour que, de mains en mains, se tisse un paysage de lignes, d’empreintes, de blessures, de marques, de taches… Comme si un drone survolait une étendue de plaines, de sillons et de fossés creusés par les années de luttes et de combats.
Au-delà de la beauté formelle de ces images, projetées en noir et blanc sur un immense écran, on comprend qu’il s’agit de parler de cartes, de territoires, de frontières, de mémoire et de transmission. « La définition occidentale de la souveraineté implique la création de frontières. Pour se revendiquer nation, un peuple doit se déclarer propriétaire d’une portion de terre, être à même de la défendre, puis s’y organiser politiquement », peut-on lire dans l’exposition. Pour les Américains natifs, cette définition n’a pas de sens car leur souveraineté s’exerce de manière spirituelle, non comme propriétaire, mais comme dépositaire de l’origine du monde et partie intégrante de sa création. « Nous savons ce qu’est la souveraineté, mais nous ne l’avons pas. Nous vivons une quasi-souveraineté où nous sommes toujours considérés comme des enfants qui doivent obéir à des parents qui sont les États-Unis », explique Hope Craig-Corlew, membre de la nation Mvskoke (Creek). Avec Joseph Quintana, du United American Indian Involvement, elle a fait le déplacement pour le vernissage de l’exposition. Son discours, plein d’émotion offrait une autre manière de décrypter les œuvres projetées : « Ces mains racontent l’histoire de survivants. Avant moi, plusieurs générations ont survécu pour que je puisse être ici et témoigner devant vous. Aujourd’hui encore, nous sommes en train d’essayer de survivre aux États-Unis où des lois tentent toujours de nous assimiler, de tuer notre culture. »
Au premier abord, la deuxième œuvre, moins spectaculaire dans ses dimensions, peut apparaître plus anecdotique. On y voit des mains de femmes enfiler des perles de couleurs et fabriquer des boucles d’oreille. La vidéo There is more to it than Beats and Feathers, emprunte en fait une technique utilisée par les populations opprimées pour contourner la censure sur les réseaux sociaux. Présentées comme des tutoriels, les vidéos d’apparence anodine véhiculent des messages de résistance, après les premières minutes trompeuses. C’est Hope Craig-Corlew que l’on voit nous initier à la fabrication de ce bijou. Elle commence simplement : « Aujourd’hui, je vais perler une paire de boucles d’oreille spéciale, une combinaison de points de brique et de franges... » Elle décrit ensuite le motif, un cardinal rouge. Cet oiseau est pour les natives americans le symbole des aînés disparus. « Aujourd’hui, je me souviens de tous ceux qui m’ont précédée et qui sont toujours avec moi », poursuit la voix de Hope. Les images restent didactiques mais progressivement, la narration dévie vers « des histoires de migrations, de pensionnats et de génocide ». Elle décrit l’exode de son peuple forcé de migrer vers l’ouest, le placement d’enfants indiens dans des familles d’accueil, la violence à l’égard des femmes et des filles et l’absence de protection juridique, et globalement toutes les menaces qui continuent de s’exercer sur les « natives ». « Comment le Président peut-il défendre la souveraineté d’autres pays tout en continuant à appliquer des systèmes d’oppression pour commettre un génocide contre les peuples autochtones », conclut-elle au bout de plus de neuf minutes. Les boucles d’oreilles sont terminées. Le message est entendu. Il va droit au cœur.