Le club des anthroposophes Depuis ses origines dans les années 1970, le groupe Oikopolis (Biog, Naturata, Biogros) cherchait son inspiration en Allemagne. Cela se vérifie dans l’assortiment de ses supermarchés Naturata, dans la composition de son middle-management et dans l’influence persistante de l’anthroposophie. La génération des fondateurs reste imprégnée des préceptes (ou dogmes) de Rudolf Steiner, qui continue à être cité dans les brochures et dont on retrouve les traces jusque dans l’architecture du siège d’Oikopolis à Munsbach. En 1924, l’occultiste Steiner opposait à l’industrie agro-chimique naissante une « agriculture biodynamique » : un curieux syncrétisme d’engrais faits maison et de divagations sur les « forces astrales ». L’historien allemand Frank Uekötter évoque la « dynamique de groupe » qui s’est développée dans ce microcosme « où on discutait et méditait beaucoup et joyeusement ».
Sur le jeune Änder Schanck, qui avait grandi dans un Éislek catholique et conservateur, la plongée dans le milieu anthroposophique allemand fit une forte impression : « Il y avait pleins de soixante-huitards, on y tricotait, on y allaitait, et tout le monde avait les cheveux longs. » Pour les pionniers luxembourgeois du bio, l’agriculture biodynamique (commercialisée sous le label « Demeter ») fournissait un fondement idéologique pour affronter un environnement hostile. En 1978, quand Änder Schanck et son frère Jos commençaient à expérimenter les méthodes Demeter, ils se voyaient accusés d’« idiotie », des inconnus incendiant même le compost de la ferme familiale à Hupperdange.
Dans les coulisses, la relève se prépare. D’ici « deux ou trois ans », Schanck compte passer les commandes de l’empire bio. Il a déjà abandonné certains postes-clés (Volker Manz a repris la gestion de la BioG, Sigmund Walbaum celle de Naturata), mais il reste le CEO d’Oikopolis Participations, l’organisation faîtière. La succession à la tête du groupe sera délicate. Schanck est le cerveau de l’opération, dont il connaît par cœur les rouages pour les avoir lui-même créés. Pour accompagner le transfert de pouvoir, il loue les services de Trigon, une firme de consultance autrichienne « qui vient de la scène ». Sur leur site, les consultants mélangent allégrement novlangue managériale (« vom Manager zum Leader – die eigene Führungspersönlichkeit weiter entwickeln ») et emprunts anthroposophiques (« das Wesentliche ist eine übersinnliche, eine geistige Realität »). Schanck dit avoir son idée sur sa succession : « Mais je ne vais pas la dire. Je veux voir si le type qui nous conseille trouvera la même solution, ou une autre ». Le processus s’annonce long : Il aurait dû démarrer en mars mais fut repoussé à cause du grand confinement.
Derrière ses digressions sur la Gemeinwohlökonomie, Schanck est quelqu’un qui sait s’imposer, trancher. À un moment de l’interview, il dit que pour fédérer les agriculteurs, il faudrait « un paysan fort » : « un théoricien administratif ne suffit pas ». Dans un entretien accordé au Tageblatt en décembre 2019, il expliquait que « les coopératives présentent généralement une faiblesse » : « Si on vote de manière démocratique sur des questions techniques que presque personne ne comprend, on a un énorme problème. Entrepreneuriat et coopératives ne sont pas si faciles à concilier ».
Ces dernières années, de nouveaux managers ont fait leur apparition à Munsbach : des Allemands recrutés dans la scène bio et présentant, pour la plupart, des affinités avec l’anthroposophie. Les recrutés ressemblent donc aux recruteurs, assurant ainsi une continuité idéologique. Au sein d’Oikopolis, les écarts de salaires sont statutairement limités : le CEO n’est pas supposé gagner plus que quatre fois le salaire du caissier. Une limitation qui, concède Schanck, rendrait la carrière peu attrayante aux yeux de nombreux Luxembourgeois. Aujourd’hui encore, la « famille Demeter » constitue le noyau dur de la BioG, qui ne s’y limite pourtant pas. Alors que Schanck estime que « le chemin qui conduit vers l’anthroposophie est totalement individuel », le passage au mainstream a désidéologisé un mouvement bio autrefois marginalisé et tenté par le sectarisme. Plus pragmatique, la nouvelle génération de paysans bio montre généralement peu d’enthousiasme à l’idée de scruter les phases lunaires pour décider du moment propice de semer les carottes.
Nouvelle vague bio Une nouvelle vague de conversions au bio s’annonce. Selon les premières estimations du Service d’économie rurale, quelque 450 hectares de surfaces agricoles vont débuter leur conversion cet automne. Soit nettement plus que ces dernières années, lorsque le chiffre oscillait entre cent et 350 hectares par an. (Le record fut atteint en 2001, « grâce » au scandale de la vache folle : 800 hectares en une année.) Pour atteindre les vingt pour cent, fixé comme objectif à l’horizon 2025 par le programme de coalition, il faudrait 20 000 hectares supplémentaires, ce qui équivaudrait à convaincre quelque 200 paysans de fondamentalement repenser leur mode de production. (Le rapport Rifkin, que plus personne ne fait semblant de prendre au sérieux, visait cent pour cent de bio en 2050.)
Les subsides, dont l’enveloppe annuelle passera progressivement de deux à onze millions d’ici 2025, doivent pousser les paysans vers le bio. Or, les établis veulent-ils et peuvent-ils accueillir les nouveaux convertis ? La niche confortable que les pionniers se sont patiemment aménagés sera ébranlée par une nouvelle concurrence. La situation quasi-monopolistique du groupe Oikopolis (qui réunit la coopérative paysanne BioG, le grossiste BioGros, la laiterie BioG-Molkerei et les magasins Naturata) commence à s’éroder. La lente sortie de la niche a provoqué une crise identitaire. Les motivations des acteurs divergent désormais entre credo religieux, persuasion scientifique, opportunisme économique et résignation financière.
Vu de l’intérieur, le milieu bio apparaît comme hétérogène, avec ses divisions entre « pragmatistes » et « puristes ». Alors que les uns produisent sous le label bio de l’UE, la majorité s’est engagée à respecter un cahier des charges plus sévère, celui de Bio-Lëtzebuerg. Pour devenir membre de la BioG, il faut impérativement compter parmi ces derniers (ou, encore mieux, produire en mode Demeter), le cahier des charges du label européen, qui s’est pourtant imposé comme standard, même au-delà de l’Europe, ne suffit pas pour intégrer la coopérative de Munsbach et son puissant réseau de distribution. Depuis quelques mois seulement, les « EU-Biobaueren » se sont vu accorder le droit de devenir membre du lobby Bio-Lëtzebuerg, sans pour autant pouvoir en revendiquer le label. Un début timide de perestroïka.
La plupart des futurs convertis n’intégreront pas la coopérative BioG. (Actuellement, seulement un quart des 148 producteurs bio en est membre, une faible proportion qu’explique, en partie, le ticket d’entrée élevé). D’ores et déjà, de nouvelles structures se mettent en place, portées par les grossistes La Provençale ou Grosbusch. Pour les paysans qui entreront individuellement en négociation avec ces mastodontes de l’alimentaire, le court-circuitage des structures coopératives présente un risque, du moins à moyen-terme. Dans le contexte d’une offre à la traîne, leur position de négociation reste forte pour l’instant. Mais si la vague de conversions se confirme, les prix finiront, tôt ou tard, par chuter.
Suis le vieux bœuf… Le secteur entier a les yeux rivés sur la filière bovine : c’est là que se jouera l’avenir du bio made in Luxembourg. Pour une simple raison de comptabilité : les primes sont calculées par rapport à la surface et les éleveurs peuvent faire valoir beaucoup de hectares. Ils sont donc très fortement incités à franchir le pas. D’autant plus que leur méthode de production, d’ores et déjà extensive, sera finalement assez peu impactée par une conversion. Enfin, c’est parmi eux qu’on retrouve les agriculteurs les moins bien lotis. D’après les statistiques compilées par le ministère de l’Agriculture pour 2018, un éleveur de bovins n’a réalisé en moyenne qu’un résultat annuel de 19 100 euros, contre 85 000 euros pour un paysan laitier et 99 400 pour un vigneron.
La BioG s’était déjà essayée à la filière viande, et avait échoué. En 2003, la coopérative avait investi un demi-million d’euros pour créer sa propre boucherie. Au bout de cinq ans elle arrêta les frais : « On a essayé de nous y établir, on n’a a pas réussi. La moitié de la viande, on a dû la livrer dans le pool du marché conventionnel », se rappelle Schanck. Alors que la BioG ne se sent pas l’envie de retenter l’expérience, La Provençale occupe le terrain. Il y a deux ans, le grossiste a lancé un premier appel aux éleveurs « pour sonder les disponibilités ». Depuis, le grossiste a créé de gigantesques ateliers dédiés à la filière bio et a envoyé une dizaine de ses collaborateurs dans des formations. Jusqu’ici, il s’agirait d’un « petit marché » : « On s’attendait à plus de demande », avoue Jo Studer, un des dirigeants, en deuxième génération, de l’entreprise familiale. Mais rappelant « l’envergure » des investissements, il se dit « prêt à étendre la production ».
Notre lait national Si la BioG a laissé tomber la filière bovine, elle faiblit également dans le segment laitier, pièce maîtresse de l’agriculture luxembourgeoise. Créée à la suite du divorce avec Luxlait en 2015, sa laiterie bio à Bascharage n’est toujours pas profitable, accusant une perte de 62 000 euros en 2019. Du coup, les onze coopérants réunis dans BioG-Molkerei refusent de coopter de nouveaux membres, par crainte de « diluer » encore plus les prix. En absence d’un marché d’écoulement assuré, les établis n’ont aucun intérêt économique d’accepter de nouveaux convertis. « De temps à autre, nous recevons des demandes, mais nous devons y renoncer, du moins pour le moment », confirme Volker Manz, le gérant de la laiterie. Avant de clarifier : « Mais le but de notre engagement doit évidemment rester d’accepter de nouveaux paysans, et de trouver des voies pour écouler le produit ».
La laiterie bio, qui exporte la moitié de sa production, s’est vu retourner contre elle l’argument du « consommer local ». Änder Schanck regrette que « le régionalisme se soit transformé en nationalisme ». Il y a trois ans, les supermarchés français annonçaient qu’ils ne vendraient plus que du lait bio « made in France ». Les laiteries belges, qui écoulaient une partie de leur production sur le marché français, se trouvaient prises au piège protectionniste. Et avec elles, la BioG qui exportait son lait… en Belgique. Par effet en cascade, la laiterie à Bascharage était contrainte de dilapider son précieux produit sur le marché spot. « Cela nous a fait sacrément mal », dit Volker Manz. Depuis mai, la situation se serait améliorée, assure-t-il, la BioG-Molkerei aurait retrouvé des entrées dans l’une ou l’autre laiterie bio belge et allemande.
La BioG-Molkerei cherche désormais à s’inventer un produit-phare, à trouver son Exportschlager. « Si nous réussissons à placer un ou deux produits laitiers sur le marché allemand, nous serons sauvés », veut croire Schanck. (Les pistes de produits potentiels restent entourées de secret pour l’instant.) Mais Manz rappelle les deux obstacles majeurs à une commercialisation internationale : Il faudra d’abord atteindre « un prix compétitif », puis passer les barrières nationales. En 2019, le Luxembourg a produit 421 000 de tonnes de lait (une croissance effrénée : en 2009, le pays n’en produisait « que » 283 000) dont 80 pour cent partent à l’export. Les coopératives paysannes sont condamnées à créer des structures de transformation et de marketing, ou à se soumettre au rôle subalterne et sous-payé de fournisseur de matières premières. Cela fait ainsi des décennies que Luxlait lance de nouveaux produits, espérant capter une partie de la création de valeur. Elle a concocté une gamme de 300 produits, avec la folle ambition de tout couvrir : yaourts, beurres, crèmes, laits aromatisés, laits fruités, glaces, fromages, eggnog... Pour l’export, elle privilégie ce qu’elle désigne de « produits ethniques » : du lait caillé (certifié « halal ») au yaourt turc, destinés aux communautés maghrébines et turques des pays-voisins.
Actuellement, la BioG-Molkerei se cantonne à la production d’une petite trentaine de références, gamme que Manz veut progressivement étendre. Analysé du point de vue de l’utilisation d’eau, BioG et Luxlait apparaissent comme le modèle anti-Fage : De petits acteurs locaux produisant de tout, mais de manière très peu efficiente et gaspilleuse. Les lignes de production sont lancées pour quelques heures seulement, avec des rinçages fréquents. La problématique, estime Manz, serait typiquement luxembourgeoise : « On fait des petites productions sur des machines relativement grandes ».
Prix et conscience Dans ses interviews, Schanck aime à rappeller qu’à l’inverse de discounters et des grandes chaînes du bio, « nous ne voulions jamais faire partie de ce système ». Or, son groupe a bel et bien intégré le système, et semble condamné à croître. La question a été tranchée dès 1994 lorsque BioG signait avec Cactus, un saut quantique pour la scène bio locale qui faisait ainsi son entrée dans les grandes surfaces. Schanck a fait preuve d’une impressionnante capacité d’adaptation, tentant le grand écart entre idéaux anthroposophiques et réalités du marché. Parallèlement, le réseau de supermarchés Naturata s’est étoffé. Entre 2015 et 2019, il a vu son chiffre d’affaires passer de 27 à 37,7 millions d’euros. Comparé aux « big players », Naturata reste un acteur de niche : Cactus réalise ainsi vingt fois plus de chiffre d’affaires (778,3 millions d’euros en 2019). Mais comme pour les crises sanitaires, environnementales et alimentaires qui l’ont précédée, la pandémie a « profité » à Naturata dont la fréquentation a battu tous les records ces derniers mois.
Alors que Cactus commence à remplir ses rayons de produits Alnatura, la marque qui domine le segment bio allemand par une politique agressive des prix, la question d’une démocratisation devient difficile à contourner. Les supermarchés Naturata sont devenus une des adresses favorites de la classe moyenne « post-matérialiste » et de la bourgeoisie. Faire ses courses à Naturata en SUV : on peut y voir une contradiction ou l’expression d’un besoin de sécurité personnelle, une distanciation sociale avant la lettre. Schanck rappelle les externalités négatives de l’agriculture conventionnelle, dont le prix, caché, est payé par le public. Plutôt que de prix, il préfère parler « conscience » : « Sur les parkings d’Aldi, il y a également des Mercedes et des BMW ».