Les vendanges 2020 ont commencé très tôt cette année, chaleur et sécheresse obligent. De Schengen à Mertert, les vignerons s’inquiètent du manque de jus, du degré d’alcool élevé, mais se satisfont de l’absence de pourriture sur les vignes. Ces questions liées aux changements climatiques sont sur toutes les lèvres et la nouvelle génération qui arrive progressivement à la tête des domaines devra en faire une priorité. Hasard de la démographie et évolution des mentalités, cette nouvelle vague compte un nombre important de femmes. Héritières des terres et des caves, elle succèdent à leur père. Nous en avons rencontré six.
Dans la famille Kox, je ne pioche pas la carte du « ministre du Logement », ni celle du « premier conseiller au ministère de la Culture », mais je cherche dans la génération suivante de cette prolifique famille. C’est ainsi que je découvre Corinne et Marie, deux des cousines. À Remich, Corinne est la fille de Rita et Laurent, une personnalité emblématique de la région, un des précurseurs de la production de crémant au Grand-Duché, jamais à cours d’idées novatrices pour lancer des produits de niche. À Remerschen, Marie est la fille de Henri et Corinne, cette dernière exploitant le domaine Sunnen-Hoffman avec son frère Yves Sunnen. Pour bien comprendre les noms de domaines à la Moselle luxembourgeoise, il faudrait passer par un arbre généalogique pour comprendre les filiations. Héritages et remembrements se cachent derrière les traits d’union entre les noms de famille.
Si une dizaine d’années séparent les deux cousines, elles ont en commun de suivre la voie de leurs parents pour, à terme, reprendre les domaines. La plus jeune, Marie ne s’est pas posée beaucoup de questions : « au lycée, j’aimais les sciences et j’ai pensé que des études d’œnologie me conviendraient. Mes parents ne m’ont jamais forcée, mais ils sont contents. Ma sœur aînée n’était pas intéressée par ce métier », explique la jeune femme qui travaille au domaine depuis dix mois, après sa formation à Vienne et à Montpellier, puis un stage en Afrique du Sud. Elle s’intéresse aux nouveautés et innovations, notamment les cépages interspécifiques créés par croisements pour être plus résistants aux maladies, comme le cabernet blanc. « Nos dix hectares sont en agriculture biologique, il faut trouver des solutions durables face au réchauffement climatique. Mais les résultats des innovations ne se voient que dans la durée », observe-t-elle.
Corinne Kox a connu plus d’hésitation, mais aussi plus de pression. « Sans doute parce que je suis l’aînée, j’ai longtemps ressenti la pression de mon père pour que je reprenne le domaine. Mes études en biologie moléculaire allaient en partie dans cette direction, mais il me fallait exercer d’autres métiers avant de me décider finalement. » D’une certaine façon, pour Corinne Kox, c’était reculer pour mieux sauter. Avec un doctorat en poche, qui l’a tenue loin du Grand-Duché pendant plus de dix ans, elle a d’abord fait de la recherche et travaillé pour l’État. « À partir de 2012, je travaillais au domaine en alternance avec mon métier, puis le soir, puis de plus en plus… Je ne pouvais plus être à cent pour cent dans ces deux activités. Je devais me décider. J’ai choisi la voie où il y avait plus de risque, plus de travail, mais aussi plus de liberté : le domaine viticole. »
Aujourd’hui, elle travaille aux côtés de ses parents en apportant son bagage scientifique, sa connaissance des produits et sa volonté d’innover pour apporter sa voix, son style aux vins de la maison. Ainsi, c’est elle qui, en 2014, a l’idée de ressusciter la méthode de vinification la plus ancestrale qui soit : en amphores en terre cuite enfouies dans le sol, comme on le faisait en Géorgie il y a 7 000 ans. C’est aussi Corinne qui a travaillé avec Betty Fontaine de la Brasserie Simon pour créer une grape ale, bière à base de moult de raisin ou qui a été chercher des verjus en Autriche pour produire au domaine ce jus de raisins pas encore mûrs et non fermenté qui fait les délices de la gastronomie. Elle a encore proposé l’utilisation de drones pour traiter les vignes de manière plus précise que par hélicoptère et développe une clientèle internationale - « notre génération maîtrise mieux l’anglais que nos parents », ironise-t-elle.
Prendre la suite de son père n’est pourtant pas sans poser de questions. « Mes parents sont à deux pour couvrir l’ensemble des tâches du domaine et de la famille. Seule, je devrai faire des choix : me concentrer sur la cave et embaucher quelqu’un pour l’administration ou l’inverse, ou encore réduire la taille du domaine qui fait actuellement douze hectares. Je ne peux pas faire l’impasse sur ces réflexions, d’autant qu’il faut continuellement investir et progresser. »
À l’autre bout de Remich, Carole Bentz a changé de carrière pour rejoindre son père Claude. À 36 ans, elle a derrière elle des années passées dans le conseil, puis à la communication du ministère de la Fonction publique. Elle n’avait jamais pensé à suivre les traces de son père (qui n’y avait sans doute pas pensé non plus) : « On ne m’a jamais poussé vers le métier. Si j’avais été un garçon, mon père m’aurait probablement plus inciter à lui succéder. » Ces cinq dernières années, l’envie de rejoindre le domaine s’est fait de plus en plus forte, la passion a pris progressivement le dessus. « Alors on a réfléchi en famille et on a décidé de mener d’importants investissements pour permettre aux prochaines générations de s’épanouit dans le métier. » Cela se traduira, d’ici deux ans par un nouveau bâtiment avec un espace de dégustation et une grande salle pour des événements, conçu par la cadette de la famille, l’architecte Jil Bentz. La famille a aussi planté du pinot noir qui manquait à leur catalogue et du chardonnay pour le travailler en barrique.
Si, à la faveur des ces investissements, Carole Bentz, a « abandonné une situation confortable pour un métier avec beaucoup d’indécision », c’est aussi pour imprimer sa marque sur le domaine. De son impulsion est né le premier crémant de la maison - « nous étions sans doute les derniers à ne pas en produire » - un nouvel habillage des étiquettes - « plus élégant sans toucher à l’identité » - et une présence digitale renforcée. Formée sur le terrain et avec des cours par correspondance, Carole n’aime rien tant que le contact avec les clients et la partie commerciale du métier.
C’est aussi la clientèle et la dégustation qu’Isabelle Gales chérit particulièrement. Elle est arrivée au domaine familial, également à Remich, il y a dix ans alors qu’elle avait suivi des études d’histoire de l’art. « Je ne me destinais pas à travailler dans le vin, mais il me semblait dommage de laisser passer cette aventure et ce domaine qui compte cent ans d’histoire. » Elle se forme à l’école du vin à Paris et entre de plain pied dans l’activité familiale. « À la différence des femmes des générations précédentes, nous avons fait le choix de cette carrière et de ces métiers. Je ne suis pas seulement la fille de Marc, je suis Isabelle avec mes convictions et mes influences sur nos vins », martèle celle qui a fondé l’association Lucilivine qui rassemble des femmes qui font et aiment le vin.
Elle travaille main dans la main avec son père, son frère Georges qui a rejoint l’entreprise il y a quatre ans (de neuf ans son cadet, « Georges a toujours su qu’il ferait ce métier ») et leur chef de cave pour l’élaboration des crémants : « on doit tous être d’accord sur les assemblages pour poursuivre ». Isabelle travaille aussi à la création de deux nouvelles cuvées : « je vais essayer quelque chose d’extravagant », souffle-t-elle, pleine de mystère.
En remontant la Moselle, peu après Stadtbredimus, un imposant bâtiment à l’architecture originale attire le regard. Le domaine Cep d’Or vient de fêter ses 25 ans – sans pouvoir faire la fête – et depuis 2016, Jean-Marie Vesque a été rejoint par sa fille Lisa. « Vers quatorze ou quinze ans, je savais que je voulais faire comme mon père et j’ai cherché quelles études suivre », se rappelle la jeune femme de 28 ans. Elle choisit l’université de Geisenheim qui exige une expérience de six mois avant d’entamer le cursus. Lisa se donnera un an pour faire des stages dans trois domaines différents, histoire d’être sûre de son coup et découvrir différentes manières de travailler. Après ses études en Allemagne, elle poursuit une année à Bordeaux et, diplômes en poche, elle arrive au Cep d’Or.
« Mon père ne m’a jamais forcée, mais il est content de m’avoir à ses côtés. Il me dit parfois que j’en sais plus que lui sur certaines approches et se montre ouvert aux nouveautés », relate celle qui estime que les vins luxembourgeois ont beaucoup progressé avec l’arrivée de nouvelles générations, mieux formées et plus ouvertes internationalement. Depuis qu’elle est là, Lisa Vesque a notamment travaillé les cépages rouges – pinot noir, bien sûr, mais aussi pinotin et bientôt meunier, un des cépages à la base du Champagne – et fait évoluer les assemblages et la vinification pour ajouter toujours moins de sulfites aux crémants.
En cette période de vendanges, Lisa est ravie de se frotter à la vigne et de s’atteler au choix des grappes. Récoltés parcelle par parcelle, les raisins, puis leur jus ne seront assemblés qu’à la toute fin du processus, juste avant la mise en bouteille. « Pour l’instant, c’est plutôt mon père qui est à la vigne et moi à la cave, mais j’observe, j’apprends pour avoir un impact sur toutes les étapes du vin. » Progressivement, la jeune femme prend du galon et pense à la suite : « mon père a 56 ans et n’est pas du genre à s’arrêter à soixante ans, mais je sais qu’un jour je serai seule à bord. Ce sont des responsabilités lourdes à porter. »
Encore quelques kilomètres et on arrive dans le charmant village de Ehnen. C’est là que la famille Mannes a élu domicile et a créé, en 1989, le domaine viticole Häremillen qui doit son nom aux bâtiments délaissés du vieux moulin d’Ehnen, un patrimoine restauré et valorisé. Max Mannes, d’abord professeur d’économie, a commencé la vigne par défi personnel et par passion. Une passion qu’il a transmise à sa fille Michelle qui travaille avec lui depuis deux ans. Formée comme architecte paysagiste, elle a décidé de poursuivre l’entreprise familiale après y avoir aidé pendant les vacances. « J’aime le contact avec la nature et la diversité du travail que nécessite le vin depuis la vigne jusqu’à la commercialisation en passant par la cave, bien sûr. »
Si, comme son père, elle n’a pas de formation en œnologie, elle découvre et apprend chaque jour au contact de l’équipe. « Notre maître de chai a été professeur dans une école de viticulture, c’est un bon pédagogue. » Désormais, elle s’affirme de plus en plus lors des dégustations et ne s’en laisse pas compter : « il y a toujours des gens pour penser ‘il faut aider la petite’, ‘on doit être gentil’, je dois montrer que je peux être prise au sérieux. » C’est ainsi qu’elle mène un projet de faire paître des moutons entre les rangs de vignes pour éviter l’usage d’herbicides. Elle pense aussi biodynamie, « mais au moins dans dix ans », et agrandissement du site de production pour les crémants. Pour l’heure, Michelle Mannes est fière d’une première cuvée de rosé en 2018 et se sent « épaulée » par sa famille pour aller plus loin.
Que ce soit dans des grands ou les plus petits domaines, celles qui ont fait le choix de travailler le vin s’affirment non plus comme des femmes de vignerons, mais comme des vigneronnes et cheffe d’entreprise viticole. Ces héritières savent qu’elles doivent porter haut la réputation des domaines qu’elles reprennent et, par là celle du vin luxembourgeois : « Tous les jeunes qui arrivent aux manettes veulent la même chose : faire du bon vin », conclut Michelle Mannes.