Prise dans ses légendaires remparts, avec pour accès telles portes aux différents coins du quasi-carré, la vieille ville de Jérusalem offre tout pour s’y perdre. Du moins quand on quitte les chemins trop fréquentés, les grands axes de croyants, de touristes, comme la via Dolorosa que nous ferons débuter pour une fois à l’église Sainte-Anne (lieu des altercations des présidents français et des autorités israéliennes) et non à l’église de la Flagellation, quiconque y trouvera sa croix à porter s’il en a envie ; le chemin va au Saint-Sépulcre, avec son échelle sur la façade, bel exemple de la difficulté de toucher à quoi que ce soit, elle ne bouge pas, depuis longtemps, dans une ville, un pays, les deux dans l’étau des communautés (religieuses). Mais tu as fini par trouver, à la frontière des quartiers chrétien et musulman, des habitants t’ont gentiment guidé, l’école franciscaine Terra Sancta et sa cour étriquée comme il se doit, anguleuse, où David Brognon et Stéphanie Rollin ont tourné leur vidéo The Agreement, au titre prometteur ou fallacieux en l’occurrence.
Les buts, de taille handball plus que football, ne s’y font pas face, le parallélisme est aboli, les perspectives normales sont anéanties. Les jeunes gens, avant de commencer le match, les voici qui s’avancent, de part et d’autre, mettant un pied devant l’autre, pour déterminer le plus équitablement possible le point du milieu du terrain. Ils y mettent du temps, neuf minutes d’une vidéo qui en compte un peu plus de dix. Et ce qui frappe, c’est l’absence d’un arbitre dans cette affaire, pendant l’exercice pour s’accorder, pendant le court temps où le ballon circule entre les joueurs. On est en pleine actualité, qui rejoint la fiction, hélas la fonction d’arbitre, de la sorte qu’on connaît, ne fait qu’envenimer la situation.
1 Le contraste est on ne peut plus vif, avec la ville blanche de Tel Aviv, la séculière, ouverte, et non seulement sur la mer où les vagues portent les surfeurs. Ville bien sûr toute jeune, à tous points de vue, pas plus de cent ans, où son premier quartier juif, Neve Tsedek, avec son cinéma dont le nom fait toujours miroiter l’Eden, fut très vite prolongé par des avenues avec des bâtiments qu’on dira de style Bauhaus ; beaucoup ont mal vieilli, d’autres ont été refaits, restaurés, pris maintenant dans les constructions des puissances financières comme dans un écrin. Il y flotte, comme dépassé par le temps, le fol espoir des années 1930, et l’immeuble où Ben Gourion a proclamé la naissance de l’État hébreu en 1948 est en réhabilitation boulevard Rothschild.
Tel Aviv, la ville laïque VS Jérusalem, la religieuse, où l’on n’échappe pas à l’emprise. L’histoire des trois religions monothéistes vous assaille, l’image de la ville a pris la tournure de l’orthodoxie juive. Un voyage en Israël, c’est remonter le temps, deux siècles et plus, on commence en allant vers le nord, par des ruines romaines, Césarée, Bet She’an, les magnifiques mosaïques de Tsipori, et le visage rayonnant, de beauté paisible, de celle qui est surnommée la Mona Lisa de la Galilée. On passe aux tout premiers moments chrétiens, après avoir délaissé les croisés, autour du lac de Tibériade, avec des édifices religieux (récents) à l’architecture brutale, la basilique de l’Annonciation, à Nazareth, n’y échappant pas. Mais la piqûre de rappel du présent ne se fait pas attendre ; à Tibériade justement, telle nuit, tu fus réveillé par un vrombissement étourdissant, pour apprendre le lendemain que des avions, des missiles étaient passés par-dessus le lac, vers Damas, pour aller bombarder des positions près de l’aéroport.
Tels moment sont islamiques, sur l’esplanade des Mosquées, vaste espace avec le dôme du Rocher, la mosquée al-Aqsa (malheureusement interdite d’accès), et le spectacle rafraîchissant de jeunes gens jouant au volley dans un coin de ce qui est aussi le mont du Temple. D’autres moments sont juifs, avec Safed et la Kabbale, avec Massada, montagne « fortifiée par le Ciel et l’homme contre tout ennemi qui voudrait la combattre », écrivait l’historien Flavius Josèphe au Ier siècle après J.-C., avant d’en raconter la prise par les Romains et le suicide collectif de ses combattants, avec Qumran, le lien se fera entre le site archéologique et le musée à Jérusalem, Sanctuaire du Livre, pour les manuscrits de la mer Morte.
2 Redescendre du nord au sud, Samarie, Judée, par la vallée du Jourdain, prend après le plan Trump un sens et un goût particuliers. Situation inextricable, on distingue mal les zones A, B et C. Mais la réalité, c’est le fil de fer barbelé censé protéger, et les colonies qui apparaissent dans le paysage comme surgies de tels jeux de cubes, de construction, seulement, ces jeux-là sont contraires au droit international, ils sont mortifères. Ce qui ne dérange ni un nationaliste exacerbé ni un soi-disant homme d’État à la mentalité de maquignon proposant aux Palestiniens d’abandonner leur fierté, leur identité, non pas pour un plat de lentilles, bien sûr, mais des milliards de dollars.
Puisque nous voici en pleine bible, évoquons Jacob, plus exactement son épouse Rachel, son tombeau, visité non seulement par les femmes en mal d’enfanter. C’est là que les murs, à ce carrefour où l’on en est entouré, font le plus mal, comme si d’un coup ceux qui entourent Bethléem, ville sous administration palestinienne, entourée de colonies israéliennes, comme si ces murs avaient bougé, s’étaient rapprochés les uns des autres, n’avaient laissé qu’un petit espace aux voitures pour faire demi-tour.
Il se passe des choses entre Jérusalem et Bethléem. Sur une colline, d’où le nom de Har Homa (la montagne de la muraille), la colonie compte quelque 10 000 habitants, au nord se trouve le village palestinien d’Oum-Touba, et il existe un projet dans les alentours de centre commercial. Réunion et réaction des colons : « It’s dangerous for the girls. We need to live separately… We need to build a wall between us and them » (Haaretz, journal israélien de gauche, 12 février 2020). Soyons justes, avec l’impression d’autres personnes : « It was really sickening… », ou cette crainte, réelle ou ironique, « that Haaretz would make us look like racists ».
Monsieur Trump veut mettre la capitale palestinienne dans un faubourg de Jérusalem ; or, les violons ne semblent pas accordés : « Israël is planning to build a huge Jewish neighborhood on land that would become part of the Palestinian state under U.S. President Donald Trump’s peace plan, and currently inhabited by some 15 Palestinian families » (Haaretz, 19 février 2020).
3 Des murs, des murailles, il y en a pléthore, en Israël, en Palestine. Et tout autant de comportements en face d’eux, ce qui dépend de leur histoire, de l’état d’esprit, de la conviction (religieuse ou autre) de celui qui y est confronté. Témoin les extrêmes, le mur des Lamentations, à Jérusalem, le mur, à Bethléem, qui longe le Walled Off Hotel, établissement ouvert en mars 2017 par l’artiste de rue britannique Banksy, à qui il revient sans doute d’avoir été un des premiers à taguer à Shepherd’s Field, un homme masqué ne lançant non pas une bombe, mais un bouquet de fleurs.
Au mur, à Bethléem même, entre les miradors, il ne reste plus de place, ce qui ne gêne pas les tagueurs, leurs dessins se juxtaposent, se superposent, rivalisant de fantaisie, d’humour. Et sans doute est-ce plus rare de ne pas tomber sur un graffiteur que d’en voir un, bombe aérosol en main, reculant pour mieux regarder ce qu’il a fait, avançant de nouveau pour corriger ou compléter. Cela en plein jour. Et le Financial Times de commenter, repris par le Courrier international : « Si de jour le graff est roi dans cet endroit, de nuit on ne peut s’échapper de la menace sinistre que fait planer le mur. »
Le mur occidental est le seul vestige qui est resté du Second Temple, mérite donc son nom, des Lamentations, et l’affluence des fidèles juifs qui viennent s’y recueillir, prier, déposer dans les interstices des bouts de papier où ils ont inscrit leurs vœux. Hommes et femmes séparément, mais au-delà unis dans une même ferveur. Alors que les disputes n’ont pas pris fin au sujet d’un espace mixte.
4 À ton retour, de la tristesse en apprenant sur la page de couverture de Libération la mort de Jean Daniel, journaliste, écrivain, co-fondateur du Nouvel Obs. Juif, né à Blida, il demandait qu’on le laisse vivre son judaïsme comme il l’entendait. Les lignes suivantes datent de 2003, aurait-il pu les reprendre telles qu’elles de nos jours, où Montesquieu sera peut-être même plus mal loti qu’à son époque : « L’idée que les juifs pourraient bien s’être imposé un destin carcéral et qu’ils en auraient proposé l’impossible grandeur à l’humanité m’est venue un jour à Jérusalem. »
Non, ce n’est pas oublier la Shoah ni le droit à l’existence (à la sécurité) d’Israël. En conclusion, cette autre position de Jean Daniel, bien antérieure, elle remonte à 1972, après une attaque meurtrière à l’aéroport de Tel Aviv. Il appelle à la formation de deux États, « l’un palestinien, l’autre israélien, qui coexisteront d’abord, coopéreront ensuite, fusionneront enfin. Cela deviendra une nécessité évidente le jour où les peuples en auront assez du malheur et de la mort. » Il ne semble pas que ce soit le cas, près de cinquante ans après, que la lassitude ou le dégoût les ait saisis. De part et d’autre, la voix de la raison est étouffée. Et tant que de l’extérieure on jette de l’huile sur le feu, en prenant parti unilatéralement, c’est à désespérer d’une solution, d’une paix et d’une coexistence justes, repoussées dans un avenir utopique, si ce n’est rendues impossibles à jamais.